Pendant longtemps, en France, Destroyer fut un nom pour happy few. Les disques se suivaient avec régularité – un nouvel album tous les deux ans en moyenne – et une belle constance dans la qualité, passé les quelques brouillons DIY des débuts. Mais leur auteur, le Canadien Dan Bejar, venait rarement chez nous les défendre, que ce soit pour des concerts ou des rencontres promotionnelles. La situation a heureusement changé avec la sortie de “Kaputt” il y a quatre ans. Avec cette œuvre plus accessible que les précédentes, reprenant les codes sonores d’une certaine pop-soul sophistiquée des années 80, Destroyer sortait enfin de l’ombre, et le barde de Vancouver consentait à se montrer davantage, tout en ralentissant le rythme.
Ce n’est donc qu’aujourd’hui que paraît le successeur de “Kaputt”, un délicieux EP de reprises du groupe espagnol Sr. Chinarro et les habituelles piges de Bejar avec les excellents New Pornographers nous ayant permis de patienter. “Poison Season” est peut-être le disque le plus varié, ambitieux et abouti de Destroyer, à la fois un rappel des épisodes précédents et une porte ouverte sur l’avenir. Voilà qui valait bien une rencontre avec son maître d’œuvre qui, passé un préchauffage (de longues secondes de silence, derrière ses Ray-Ban, avant de répondre à nos premières questions), s’est montré bavard, précis, finalement content de parler de sa musique et de celle des autres.
Le nouvel album présente une grande variété d’ambiances et de styles, comme une synthèse de vingt ans de carrière. Il ouvre en parallèle de nouvelles pistes avec des arrangements de cordes, de nouveaux instruments, des percussions venues des musiques latines. Il y a de possibles influences funk seventies, blaxploitation, glam rock. En même temps, le disque conserve sur certains morceaux les sonorités “polies” de “Kaputt”, le saxophone… Pourrais-tu nous en dire plus ?
Je pense que tu as raison, surtout dans la première partie de ta question. Plus que tout autre album de Destroyer, “Poison Season” est le reflet de toutes mes influences. Je n’ai pas cherché à apporter un thème fort au disque, j’ai plutôt laissé les choses se faire naturellement. Si l’on retrouve parfois des éléments qui vous ont fait penser à “Kaputt”, c’est parce que j’ai travaillé avec les mêmes musiciens sur les deux disques. Ils ont un style et une “âme” musicale très spécifiques. Nous avons passé plus d’un an ensemble pour la tournée de “Kaputt” et je suis tombé sous le charme de leur dynamique, au point d’affirmer que le groupe tel qu’il est actuellement est le meilleur que Destroyer ait jamais connu. En tant que chanteur, j’ai commencé à prendre confiance en moi, et c’est en partie grâce à eux. J’ai donc voulu qu’ils m’accompagnent sur “Poison Season” que j’ai envisagé comme un disque luxueux, avec beaucoup d’espace.
Une grande partie de l’album a été enregistrée dans les conditions du live. Tu souhaitais garder la même dynamique que sur scène ?
Je pensais sincèrement que ce mode d’enregistrement n’allait pas fonctionner, car c’est la première fois que je tentais l’expérience. J’avais surtout peur que ma voix ne soit pas à la hauteur. Plus précisément, quand on tentait d’enregistrer live par le passé, on gardait parfois la basse ou la batterie, mais on retravaillait tout le reste derrière. Je ne voulais plus fonctionner de cette façon, je souhaitais vraiment que l’album sonne comme le groupe en concert. Les influences du disque sont variées, et pourtant le son du groupe reste toujours le noyau dur de “Poison Season”, autour duquel tout se construit. Il y a tout de même quelques morceaux sombres et intimes, enrobés par un son très orchestral, qui cassent cette dynamique. Mon idée de départ était d’enregistrer un disque aux sonorités salsa, mais je n’ai pas retenu l’idée. On en retrouve pourtant quelques traces dans “Forces from Above” qui est l’un des tout premiers morceaux que j’ai enregistrés. Mais j’ai préféré continuer avec des chansons qui convenaient mieux au groupe. En travaillant sur des thèmes comme l’espionnage, qui est un sujet qui revient souvent dans “Poison Season”, ou bien sûr la “chase music” des années 70 (musique accompagnant les courses-poursuites dans les films, influence manifeste sur “Midnight Meet the Rain”, ndlr). Il m’est difficile de citer tout ce qui m’a inspiré… J’ai aussi donné un cadre au disque pour aider à le visualiser avec les trois versions différentes de “Times Square”, placées en intro, au milieu du disque et en clôture.
Comment as-tu procédé pour les cordes ?
Je dois vous avouer qu’elles n’ont pas été enregistrées en live. Nous avons fait une séance de deux jours, puis elles ont été arrangées avec soin par la suite. Seule la version symphonique de “Times Square” a été enregistrée en direct, y compris ma voix. J’ai beau avoir quinze ans d’expérience avec les studios d’enregistrement, ces deux jours ont été les plus intenses de ma carrière. Je trouve les fréquences issues des orchestres à cordes émotionnellement épuisantes à écouter. Le fait de ne pas comprendre les “mécanismes” et de ne pas avoir le contrôle comme avec des instruments classiques a été frustrant car je ne pouvais pas savoir si le résultat allait être bon. Dés le départ, les cordes devaient être le noyau dur du disque, donc imaginez dans quel état de stress j’étais…
Il semble que tu aies trouvé un nouveau public en Europe avec “Kaputt”. Cela t’a-t-il surpris ? Selon toi, était-ce parce que cet album était plus accessible que les précédents, ou pour des raisons de distribution, de promotion (jusqu’ici tu avais très peu joué en France) ?
Je pense surtout que le disque était vraiment particulier pour moi. Musicalement, il a une certaine consistance du début jusqu’à la fin, il forme un tout cohérent. Avec “Kaputt”, j’ai aussi pour la première fois allégé mes textes, qui avaient peut-être tendance à étouffer l’auditeur. Quand tu as une avalanche de mots qui s’enchaînent comme sur l’album “Trouble in Dreams”, il faut que tu chantes de façon très directe, moins mélodique. J’ai depuis commencé à apporter plus d’espace et de mélodie, c’est sans doute pourquoi “Kaputt” a mieux fonctionné, même dans des endroits comme l’Europe de l’Est où nous n’avions presque aucun public.
Tu as sorti un EP de covers de Sr. Chinarro en 2013, quelle en était la raison ? Un hommage au groupe, une volonté de le faire connaître en Amérique du Nord, de chanter en espagnol ?
Chanter en espagnol, oui, mais aussi enregistrer un disque, tout simplement. Je n’avais pas mis les pieds en studio depuis trois ans et demi, ce qui est inacceptable pour moi mais qui semble être la norme aujourd’hui. Mais après la longue tournée pour promouvoir “Kaputt”, j’ai eu du mal à retrouver l’envie de composer et d’enregistrer. C’est pourquoi, lorsque l’occasion s’est présentée, j’ai voulu me faire plaisir et réaliser un disque en une semaine. J’ai toujours eu envie de chanter en espagnol, car c’est ce que je peux offrir de plus personnel, une partie de ce que je suis. Mais je me suis aperçu que je ne connaissais pas beaucoup de titres chantés dans cette langue, à part quelques chansons de Sr. Chinarro que j’adorais. Si j’étais loin de comprendre toutes les paroles du groupe, j’en appréciais beaucoup le phrasé. Ce groupe a de toute façon toujours été une influence pour Destroyer. Et crois-moi, il y a très peu d’artistes contemporains que je pourrais te citer comme références.
Sur la tournée de “Kaputt”, ton attitude sur scène était assez surprenante. Parfois, sur les passages instrumentaux, tu semblais simplement écouter les musiciens, sans pour autant donner l’impression de t’ennuyer. Etre sur scène, un “frontman”, c’est quelque chose de naturel pour toi ?
Jouer sur scène est la chose la moins naturelle qui soit pour moi ! Je déteste les “frontmen” et je ne souhaite surtout pas en devenir un. Nous sommes un groupe sur scène, Destroyer ne se résume pas à moi, même si j’en suis le seul membre permanent. Les musiciens qui m’accompagnent sont tellement bons que j’aime m’asseoir et les regarder jouer. C’est aussi ma façon de montrer au public qu’il y a autre chose qu’un chanteur sur scène. Je leur laisse beaucoup de liberté dans leur jeu, ce qui mène parfois à de longs passages instrumentaux qui s’intègrent dans la structure de la chanson.
Quels sont les termes de ta collaboration avec les New Pornographers, pour lesquels tu écris à chaque fois trois chansons par album ? Comment décides-tu qu’une chanson ira aux New Pornographers ou à Destroyer ?
Pour moi elles sont complètement différentes, même si dans la tête des gens ce n’est pas toujours le cas. Celles que j’interprète avec les New Pornographers, je ne les aurais jamais enregistrées sous le nom de Destroyer. Ce sont deux projets différents. Je n’ai aucune idée de la façon dont Destroyer aurait pu s’approprier des chansons comme “War on the East Coast” ou “Born With a Sound”. Je ne compose pas souvent des titres dans cette veine. Mes compositions très lyriques, avec une solide structure pop ou rock, où j’arrive à imaginer quelqu’un d’autre que moi pour les chanter, sont mises de côté pour les New Pornographers. Il faut que ce soient des chansons avec lesquelles j’arrive à garder une distance, car je ne sais pas comment elles vont sonner une fois retravaillées par le groupe.
Pourquoi cette idée qu’A.C. Newman chante ta partie en playback dans le clip de “War on the East Coast” ? Tu aimes expérimenter dans les clips ?
Je n’ai jamais été impliqué dans mes vidéos. Les films tiennent une part tellement importante dans ma vie que projeter mes pensées dans ces clips me rendrait malade. Pour “War on the East Coast”, il était hors de question que je joue un rôle car je déteste ça. On m’a alors proposé d’être présent, mais de ne pas chanter, d’être simplement à côté de quelqu’un qui ferai semblant de le faire à ma place – Carl, le chanteur principal du groupe, en l’occurrence. C’était un bon compromis, donc j’ai dit OK.
Comme tu nous le disais, “Times Square” est un morceau en trois parties, la deuxième étant assez différente des deux autres. Pourquoi ?
En fait, il y a deux versions différentes de la chanson. L’une est chantée en live avec un orchestre et découpée en deux parties, l’autre est plus rock. L’idée initiale était d’ouvrir “Poison Season” avec la version plus musclée et de le clôturer avec la version à cordes. J’aime cette chanson, mais je ne la voyais pas pour autant comme la pierre angulaire du disque. Je voulais que ce titre ait un côté très sombre, avec un son 70’s à la Lou Reed. L’enregistrement s’est finalement bien passé, ce qui est toujours bon signe, et j’ai eu envie d’en faire une deuxième version avec orchestre qui a été utilisée comme prologue et épilogue. Finalement, l’idée a été bénéfique au disque car ça l’a rendu plus fluide.
Tu aimes justement sortir des chansons dans des versions différentes ? “Archers on the Beach” s’était déjà retrouvée sur un single, par exemple. Tu avais aussi sorti un EP de titres de l’album “Your Blues” réenregistrées avec les musiciens de Frog Eyes.
C’est quelque chose qui se pratiquait beaucoup par le passé. L’idée d’essayer plusieurs approches différentes me séduit. J’ai passé un an à jouer avec les musiciens de Frog Eyes, et j’adorais tellement notre son que je voulais en laisser une trace. Et dès la sortie de la première version de “Archers on the Beach”, je savais que je voulais travailler sur une deuxième plus axée sur les vocaux. Pendant la session d’enregistrement, le bassiste s’amusait avec une ligne de basse très répétitive et ça a donné une tout autre structure au titre, avec un côté “moody” qui ne détonnait pourtant pas avec les autres chansons de l’album qui étaient jouées de façon soit très énergique, soit détendue. Elle se rapproche en ce sens de “Kaputt”, avec un côté très humain que j’aurais dû accentuer à l’époque.
On a souvent évoqué David Bowie à ton sujet. Quel est ton rapport à son œuvre et au personnage ?
Je suis un grand fan de Bowie, mais je n’ai jamais été influencé par son écriture. Je me suis inspiré de son phrasé, de sa façon d’aborder ses collaborations. On a souvent exagéré l’influence de son travail dans mes disques, mais “Poison Season” est probablement le premier album depuis “Streethawk” (2001) qui a été enregistré à une période pendant laquelle j’écoutais du Bowie. Je ne sais pas si ça s’entend. “The Next Day”, son dernier album est assez moyen, seules deux chansons sont excellentes. “Where Are We Now”, le premier single extrait de ce disque, est la plus grosse influence de “Poison Season”. Je n’avais jamais entendu de sa part un tel mélange de mélancolie, de grandeur et de décadence. J’ai gardé la richesse sonore de ce titre en tête comme référence pendant l’enregistrement de mon propre album. Il n’avait rien produit de bon depuis les années 80, ça m’a fait du bien d’être bousculé par lui après tout ce temps.
Comme lui, tu te renouvelles à chaque album, avec des concepts assez forts. D’où te vient ce besoin et qu’est-ce qui nourrit tes réflexions dans la préparation de tes disques ?
Les seuls points communs que nous partageons, Bowie et moi, sont un certain dilettantisme et un côté vampire, qui pompe des idées aux autres pour les transformer en quelque chose de très personnel. Mon songwriting et ma voix sont très spécifiques, mais je n’ai pas peur de tenter de m’imprégner d’autres styles musicaux et d’expérimenter, même si je suis loin d’être un excellent musicien. Je ne me pose pas de questions quand je compose, je tente beaucoup d’approches différentes. Par contre, assembler toutes ces idées et les rendre cohérentes reste un défi, car cette étape relève toujours du mystère pour moi.
Crédit photos : David Jégou.
Merci à Agnieszka Gérard.