C’était en mars dernier, juste après l’annonce (inespérée) de ses futurs concerts londoniens, la grande interrogation. Un retour sur scène, oui mais sous quelle forme ?
Alors que certains commençaient à établir leur setlist idéale, d’autres cherchaient des indices dans le choix de l’affiche du spectacle… Mais au-delà de ce que chacun pouvait espérer ou croyait deviner, une chose était certaine : comme pour le reste de sa carrière, c’est bien Kate Bush qui allait une fois de plus mener la danse.
Le show sera donc découpé en trois parties, et la première sera la plus proche de l’idée qu’on peut se faire d’un concert de rock conventionnel. Un petit mot sur la configuration de la scène : tous les musiciens (ils sont sept : un batteur, un percussionniste, un bassiste, deux guitaristes et deux claviers) sont au même niveau en rang d’oignon, à l’arrière-plan.
Introduction :
La sono lance l’intro parlée de “Lily” et le groupe commence à jouer avant que Kate Bush n’entre en scène pieds nus, suivie en file indienne de ses cinq choristes (dont son fils, Bertie). Si cette entrée en scène entraîne une réaction euphorique compréhensible des spectateurs, il y a quelque chose d’un peu décevant à la voir débuter son grand retour sur scène après une aussi longue attente avec un morceau plutôt mineur. Qu’il en soit ainsi.
Les choses sérieuses commencent donc avec le morceau suivant, “Hounds of Love”. Une des grandes interrogations avant cette série de concerts, c’était sa capacité à interpréter aujourd’hui ses morceaux les plus anciens. On évoquait à l’écoute de ses albums les plus récents un timbre toujours aussi beau mais peut-être plus voilé et porté vers les graves. Il n’en est rien : dès les premières phrases, on a l’impression d’être transporté trente ans en arrière. La même puissance, la même pureté et la capacité du groupe à évoquer l’enregistrement sans les gimmicks de studio se révèlent bluffants.
Pendant cette première partie, le groupe qui l’accompagne se comporte comme une entité unique entièrement à son service (elle occupe seule un grand espace vide sur le devant de la scène) et ne se met que très rarement en avant (avec seulement quelques interventions du percussionniste ici ou là).
Ensuite vient “Joanni”, pas le meilleur morceau d’“Aerial” je dois dire. A noter qu’en ce début de concert, le son reste encore perfectible et sa voix est parfois un peu noyée. Au bout de trois chansons, les sensations sont donc plutôt bonnes (comment pourrait-il en être autrement ?), mais on attend toujours d’être emporté.
C’est étrangement avec, là encore, un morceau pas forcément mémorable de “The Red Shoes” que le concert prend définitivement son envol. “Top of the City” va permettre, par sa dynamique alternant passages faibles et forts, de mettre en avant la puissance intacte de sa voix.
Vient alors le premier grand frisson de la soirée avec la nappe de synthé inaugurale de “Running Up That Hill”. C’est la seule chanson du concert dont une version live existe (le “Secret Policemans Ball” d’Amnesty International en 1987 avec David Gilmour), mais rien ne peut préparer au fait de voir cette chanson sublime reproduite sur scène avec une telle acuité (superbe travail des choristes).
La première partie se termine par le single d’“Aerial”, “King of the Mountain”, et se clôt abruptement par une explosion suivie de l’envoi d’une multitude de petits papiers dans les airs, chacun contenant l’extrait du poème de Tennyson qui a servi de base pour “The Ninth Wave”, la “suite” occupant la face B de l’album “Hounds of Love”. Le rideau tombe alors et l’interprétation en intégralité de “The Ninth Wave” peut commencer.
“The Ninth Wave” :
Ce sera le clou de la soirée et ce qui va faire de ce spectacle un moment unique. D’autres avant Kate Bush ont essayé de créer un show musical élaboré, notamment son grand ami Peter Gabriel, que ce soit à l’époque de Genesis ou en solo, mais ici Kate Bush a décidé de mêler tous les arts pour un spectacle total mêlant musique, danse, cinéma, marionnettes et théâtre.
Ça commence donc par une saynète filmée projetée à même le rideau, qui sert d’introduction à l’histoire (la recherche d’une femme perdue en mer). Le rideau se lève ensuite, laissant place à un décor aquatique suggérant les vagues et les vestiges d’un bateau. “And Dream of Sheep” peut alors démarrer. La première surprise (un peu décevante sur le coup), c’est qu’on n’a droit qu’à une version filmée de Kate Bush (telle qu’on la voit sur l’affiche du spectacle). Le programme vendu lors de la soirée explique qu’elle a absolument tenu à enregistrer cette séquence au préalable, sans playback, avec une veste de sauvetage ET plongée dans un bassin pour plus de réalisme ! L’excentricité anglaise n’a vraiment aucune limite. La conséquence n’en reste pas moins qu’on ne la voit pas sur scène. Petite frustration, mais on comprend aussi que cette partie sera d’une toute autre dimension que celle qui a précédé.
Chaque chanson est soutenue par un nouveau tableau et les effets studio de l’album sont parfaitement rendus visuellement (gestion spatiale du son, narration à travers un poste de télévision, “faux” hélicoptère se déplaçant dans la salle et braquant ses lumières sur les spectateurs). Kate Bush devient alors beaucoup plus « actrice expressionniste fondue dans un tout » que chanteuse, notamment sur “Under Ice” et “Waking the Witch” (même si le cri final de “Under Ice” fait son petit effet).
“Watching You Without Me” a toujours constitué un moment apaisé au milieu de “The Ninth Wave”, et c’est d’ailleurs ainsi qu’elle a décidé de le traiter. Dans le salon d’une maison difforme se déroule un petit interlude théâtral : dialogue mi-quotidien, mi-comique entre un jeune homme et son père pendant la préparation du dîner. Kate Bush les y rejoint et entame la chanson.
C’est ensuite qu’intervient le premier passage musical spécialement créé pour l’occasion. C’est un passage atmosphérique assez court et essentiellement choral. Puis “Jig of Life” vient confirmer l’un de ses choix forts de mise en scène. Kate Bush a décidé pour des raisons logistiques de limiter le groupe l’accompagnant à sept musiciens (quasiment “invisibles” pendant toute cette partie) et cinq choristes (eux, plus présents, puisqu’ils interprètent plusieurs personnages). Les parties de violon sont donc enregistrées (on pouvait s’y attendre), Kate Bush privilégiant une fois de plus la dimension théâtrale.
Vient ensuite ce que j’espérais être le clou du spectacle avec mon morceau préféré de “Hounds of Love”, le sublime “Hello Earth”. Si l’on excepte le premier couplet (frustrant) filmé dans l’eau comme pour “And Dream of Sheep”, le tableau, superbe, montre Kate Bush arrivant finalement à s’accrocher à une balise flottante avant de s’évanouir de fatigue. Elle est ensuite portée sous la forme d’une procession funéraire en dehors de la scène puis de la salle pendant que résonnent les chœurs ténébreux qui clôturent le morceau.
“The Morning Fog” est l’épilogue lumineux de “The Ninth Wave”, et c’est l’occasion pour l’ensemble des musiciens et choristes de se retrouver en pleine lumière sur le devant de la scène. Sur une chorégraphie toute simple, mettant en scène tous les musiciens et les choristes, trois guitares acoustiques et un accordéon s’entremêlent pour une version unplugged enchanteresse. On se dit alors qu’on n’a vu que la moitié de ce spectacle hors-norme.
“A Sky of Honey” :
L’autre morceau de choix (après un entracte de 20 minutes), c’est donc la deuxième partie d’“Aerial”, “A Sky of Honey” avec un changement radical d’ambiance. Autant “The Ninth Wave” est claustrophobe et anxiogène, autant “A Sky of Honey” est apaisé et baigne dans une nature verdoyante. D’un côté, les angoisses d’une jeune femme dans la vingtaine, de l’autre, une mère de famille apaisée.
Cette fois, la scène est découpée en deux : tous les musiciens (dont Kate Bush au piano – elle se contentait jusqu’ici de chanter) sont regroupés du côté gauche de la scène (et cette fois dans la lumière) tandis que, du côté droit, un marionnettiste attaché des poignets aux chevilles à sa marionnette, entre par l’intermédiaire d’une porte gigantesque (la marionnette déambulera sur la scène pendant l’ensemble de ce second acte). La porte disparaît rapidement, laissant place à une sous-intrigue autour d’un peintre (interprété par Bertie) travaillant sur une immense toile. Cette partie a été enrichie par rapport ce qui existait sur l’album, avec des moments proches de la comédie musicale et même un morceau inédit intégralement chanté par Bertie (pas le meilleur moment, mais cela a sa cohérence d’autant qu’il a pas mal participé à l’élaboration du projet). Sont projetées en arrière-plan des images de cieux nuageux, de couchers de soleil et d’oiseaux. On y retrouve un peu l’ambiance pastorale de la vidéo de “The Sensual World”.
Voilà donc pour la scénographie.
Pour ce qui est de la musique, ce second acte aura l’avantage de faire réapparaître le groupe et de donner une dimension plus “live” à l’ensemble. Ceci dit, si je suis plutôt sensible à “Aerial”, je n’ai pas le même rapport avec “A Sky of Honey” qu’avec “The Ninth Wave” et par conséquent, si le spectacle reste toujours captivant, j’ai regardé l’ensemble avec un peu plus de distance, essentiellement porté par la qualité de l’interprétation (meilleurs moments : “Prologue” et “Sunset”) et la scénographie.
Je ne vais donc pas cette fois rentrer dans les détails, mais juste mettre un bémol sur le morceau final “Aerial”, déjà un peu problématique sur l’album et qui ne gagne pas grand chose à se terminer dans un déferlement de batterie et d’électricité. Ce final de “A Sky of Honey” permet néanmoins de conclure sur un des moments les plus spectaculaires de la mise en scène (retour de la porte géante et apparition de deux gigantesques bouleaux dont un qui “transperce” le piano). C’est ainsi que s’achève le concert avant le rappel.
Rappel :
On pourra remarquer que, jusque là, Kate Bush n’a joué que des morceaux de trois de ses huit albums. On peut comprendre ce que ça peut avoir de frustrant pour ceux qui attendaient des “Wuthering Heights”, “Babooshka”, “Breathing” et autres “Sensual World”, mais Kate Bush a décidé de privilégier la cohérence dans le cadre d’un spectacle global.
Néanmoins, on pouvait s’attendre à ce qu’elle se donne un peu de latitude pour les rappels, d’autant qu’elle se retrouvait seule au piano. Ce sera “Among Angels”, le morceau qui clôt son dernier album en date, “50 Words of Snow”. On pouvait rêver d’un “This Woman’s Work”, d’un “Under the Ivy” ou de “A Coral Room”, mais elle a fait son choix et c’est l’unique morceau qu’elle jouera seule au piano, le même à chaque concert (la setlist sera d’ailleurs la même chaque soir). Un beau morceau de toute façon, et qui met magistralement en valeur un vibrato intact.
Puis l’ensemble des musiciens revient pour conclure sur un euphorisant “Cloudbusting”. Comme pour les autres morceaux de “Hounds of Love” joués jusqu’ici, pas grand-chose à dire sur cette version très proche de l’arrangement studio, même si les parties orchestrales disparaissent pendant certains couplets pour laisser la place à une simple rythmique électrique.
Et c’est donc ainsi que se termine la soirée.
Avec autant de matériel inexploité en concert à sa disposition, Kate Bush aurait pu faire bien d’autres choix pour son retour sur scène, mais une chose est sûre, elle ne serait pas revenue pour un simple “best of”.
Il me semble que ça ne l’intéresse pas vraiment, et elle s’en est partiellement acquittée en début de soirée. C’est uniquement l’élaboration du show pour les deux longues suites qui l’a motivée: mettre des images sur ces deux univers musicaux différents et en faire un tout cohérent.
Mon intuition me dit que ce spectacle était vraisemblablement un “one-shot” (je ne vois pas comment faire voyager un show conçu spécifiquement pour les proportions et la disposition du Hammersmith Apollo), et qu’à moins que l’envie ne lui prenne de théâtraliser d’autres aspects de sa carrière, je ne la vois pas bien retenter l’expérience.
L’avenir me contredira peut-être mais en l’état, je me sens vraiment privilégié d’avoir eu la chance d’assister à ce spectacle unique.