La première fois que j’ai rencontré Amaury Cornut, assez admiratif devant sa longue crinière blonde et sa barbe fournie, je lui ai demandé si, par hasard, il ne faisait pas partie du groupe Fleet Foxes. Je me souviens de sa réponse : « Fleet quoi ? Je ne connais pas de groupes post-70’s ! ». Certes, sa réponse n’était pas dénuée d’une certaine ironie mais, en parlant plus longuement avec le garçon, je me rendais compte qu’effectivement, il semblait tout à fait obsédé par la musique de ses ainés. Pas forcément par celle du Velvet, des Beatles ou de Pink Floyd comme tant de music addicts de sa génération (à l’époque, Amaury avait 22 ans…) mais surtout par celle d’un Américain tout à fait inclassable, régulièrement cité en référence par toutes sortes de musiciens plus ou moins excentriques : Louis Thomas Hardin, plus connu sous le nom de Moondog, ce clochard céleste, cet aveugle visionnaire, ce Viking égaré outre-Atlantique.
Il y a quatre ans, Amaury me parlait donc pour la première fois de Moondog. Aujourd’hui, il signe une belle biographie du musicien (aux impeccables éditions Le Mot et le Reste à qui l’on doit, entre autres, deux ouvrages sur le hip hop signés d’un contributeur de POPnews, Sylvain Bertot) fourmillante de petites anecdotes, de petits détails essentiels. Des détails, il nous en donne encore dans cette interview généreuse où l’on sent – comme dans son livre qu’il présentera à la Galerie du jour agnès b. vendredi 13 juin prochain – la passion qui l’anime pour son sujet.
Tu as 26 ans, comment en es-tu venu à t’intéresser à la musique de Moondog (1916-1999) ?
Pendant mon adolescence, je m’intéressais déjà énormément aux « obscurs », davantage dans les champs de la pop music certes, mais il y avait déjà l’idée de groupes et d’artistes souterrains, ce que Moondog incarne merveilleusement. J’avais un blog où je chroniquais les disques que je chinais (des choses comme le C.A. Quintet, les Gangsters Of Love, The Head Shop, les Pink Fairies ou les Twilights, des groupes que j’adore encore aujourd’hui et que je recommande chaudement d’ailleurs). C’était un peu sale et garage, psyché et bourré de fuzz et quand j’ai découvert Moondog – qui a essentiellement composé une musique très propre, ultra-mélodique et respectant les schémas de la musique classique (mais pas que !) – j’ai tout de suite été fasciné par le personnage tout entier, sorte de clochard céleste, viking aveugle qui composait des symphonies au milieu des rues de New York. Bien qu’éloigné de ce que j’écoutais alors, tout ce que j’entendais de lui me plaisait systématiquement, et pourtant l’œuvre est vaste comme tu le sais. Enfin, il y a évidemment le fait que très peu de personnes ne s’étaient encore attaquées au « cas Moondog » finalement, c’était donc diablement excitant à à peine 20 ans de se retrouver à farfouiller dans tout ça ; 83 années de vie improbable, 50 ans de composition, près de 1000 pièces, et des anecdotes à n’en plus finir !
Avant d’écrire ce livre, je crois que tu as déjà beaucoup travaillé autour de Moondog…
Oui, et un peu non en même temps… En fait, quand je me suis plongé dans Moondog, j’ai ouvert le site www.fr-moondog.com pour y compiler toutes les informations que je glanais (discographie, archives de presse, photographies) et assez vite, j’ai commencé à rédiger un semblant de biographie. L’idée était simplement d’être plus exhaustif que Wikipedia. Il y a vite eu l’équivalent de 16 pages A4. L’idée d’une biographie est un peu née à ce moment là mais ce n’était alors qu’un fantasme un peu fou. Pourtant, tout ça a finalement servi de base à la rédaction de la biographie finale, 5 ans plus tard. Entre temps, j’ai amélioré ma connaissance du sujet, et aussi mon orthographe (rires).
Mais en effet, en parallèle de ce travail sur le site, je menais des travaux en espace, tel que le concert du groupe Spirit of Moondog dans la cour du château des ducs de Bretagne en 2010, ou le concert des musiciens Paul Jordan et Stefan Lakatos (deux des musiciens originels du compositeur) sur l’orgue de chœur de la Cathédrale de Nantes en 2012, alors que je travaillais au lieu unique. Cette même année, j’ai également fondé le duo Ponty/Lakatos avec le percussionniste de Moondog (Stefan Lakatos) et la pianiste avec qui le compositeur avait choisi de finir sa carrière musicale, la talentueuse Dominique Ponty. Une réunion rendue possible à l’occasion d’une invitation par l’excellent festival BBmix à Boulogne Billancourt). Depuis, ce duo a joué au Centre Pompidou Metz ou à la Maison de la Musique de Nanterre par exemple. Enfin, au printemps 2013, j’ai également fondé l’ensemble Minisym, un ensemble pour cordes et percussions basé à Nantes et dont l’essence-même est de jouer la musique de Moondog, et notamment des pièces jamais jouées encore. Minisym est à l’heure actuelle le projet qui m’occupe le plus, les musiciens sont excellents et on a tous envie de faire découvrir la musique géniale de Moondog, c’est la raison d’être de ce projet que j’ai monté de toutes pièces.
Qui a été à l’origine de cette idée de bio ?
En mars 2013, les éditions le Mot et le Reste (Marseille), dont je possédais déjà plusieurs livres, m’ont commandé la rédaction de la biographie française du compositeur viking. Mon temps au lieu unique en tant qu’attaché de production allait s’achever un mois plus tard (sur une date avec Philip Glass, quand même !), il fallait justement que je trouve de quoi m’occuper…
Comment s’est déroulée la phase d’écriture du livre ?
Comme je l’évoquais précédemment, je me suis servi des éléments que j’avais déjà compilés sur mon site comme d’un squelette. J’ai également lu la biographie américaine, dite « officielle » de Robert Scotto, qui grouille de centaines de détails (qui viennent parfois gâcher l’essentiel). En cinq ans de recherches, j’avais également collecté des tas d’archives de presse qui m’ont été utiles pour reconstituer le parcours du compositeur, car Moondog a pas mal voyagé. J’ai enfin eu la chance de rencontrer et d’échanger avec certains de ses proches. Les musiciens cités précédemment évidemment, Stefan Lakatos en tête. C’est une véritable bible de l’univers « moondoguien ». Paul Jordan et Dominique Ponty ont partagé son quotidien pendant plusieurs années. Il y a eu également Jean-Jacques Lemêtre qui compose pour Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil et qui a dirigé la musique de Moondog à l’occasion de plusieurs concerts en France (dont les Transmusicales de 88). Au cours de mes années au lieu unique j’ai en la chance de rencontrer Steve Reich et Philip Glass, qui des dizaines d’années plus tôt sacraient Moondog « père de la musique minimaliste ». Si Reich s’est montré peu loquace, Glass m’a en revanche accordé un bel entretien, et 2 minutes avant qu’on le conduise sur la scène de la Cité des Congrès, il était encore en train de me parler de Moondog. Magique ! J’ai également eu de nombreux échanges par mail avec l’une des filles du compositeur, absente dans la biographie officielle d’ailleurs.
J’ai finalement eu un peu moins d’une année pour écrire le livre, ce qui est assez peu mais a été rendu possible par des années de travail en amont. En gros je me suis enfermé dans une pièce chez moi, mon quotidien se résumait à relier entre elles des dizaines d’informations, j’avais installé une énorme nappe en papier sur mon bureau pour y inscrire les informations et les connecter, ainsi qu’un tableau en liège sur lequel je punaisais des articles de journaux que je reliais avec des ficelles et que j’annotais à grands coups de marqueur. Des fois, je me dis que j’avais peut-être un peu l’air d’un John Forbes Nash Jr., et je trouve ça cool (sourire).
Tu es le spécialiste français de Moondog, as-tu déjà rencontré d’autres spécialistes à l’étranger ?
Oui, j’ai une sorte d’homologue en Allemagne, mon ami Wolfgang Gnida qui gère le site www.moondogscorner.de qui est extrêmement complet. Wolfgang est sur place (NDLR. Moondog a un temps vécu en Allemagne), il a accès à de très précieuses informations, nous échangeons le fruit de nos recherches. Il y a deux ans, Wolfgang a entrepris d’apprendre le braille pour déchiffrer des partitions inédites (car Moondog composait parfois en braille lorsqu’il n’avait personne à qui dicter sa musique). Il a mit la main sur des pièces pour piano composées par Moondog spécialement pour Dominique Ponty, le compositeur est hélas décédé avant de les faire transcrire en langage musical normal et donc de les transmettre à sa pianiste. Pour l’anniversaire de Dominique, nous lui avons envoyé les partitions pour qu’elle puisse les lire, elles ont été jouées pour la première fois au Centre Pompidou de Metz dans le cadre d’un festival sur la Beat Generation.
Aujourd’hui, une réalisatrice anglaise, Holly Nelson, travaille sur un documentaire autour de Moondog. Un merveilleux projet qui, j’en suis certain, va grandement contribuer à la découverte de sa musique par le grand public. Je collabore avec Holly sur la partie française de la vie de Moondog. N’hésitez pas à faire un tour du coté de sa page kickstarter : www.kck.st/1puWucw
Il y a certaines considérations musicales techniques dans le livre. As-tu une formation de musicien ?
Non, pas du tout, et c’était parfois gênant même. Mais je suis un grand curieux cela dit, alors l’écriture de ce livre m’a appris de nombreuses choses et puis, j’avais des notions quand même à vrai dire. Par contre je me suis entouré d’amis avec d’excellentes connaissances dans ce domaine, notamment mon complice Alexis Degrenier, compositeur, et percussionniste de l’ensemble Minisym avec qui j’ai fondé le label drone sweet drone records il y a deux ans. Jean Jacques Lemêtre m’a apporté ses lumières également, ainsi que Stefan Lakatos évidemment. J’étais très bien entouré.
On dit que le courant minimaliste (Glass, Reich, etc.) aurait été influencé par l’œuvre de Moondog, qu’en penses-tu ?
Eh oui, on dit ça. Et ma rencontre avec les deux musiciens que tu cites ne fait qu’appuyer cette idée. Pour Philip Glass l’influence de Moondog a été considérable, c’est en tout cas ce qu’il m’a confié lors de notre rencontre. Glass a hébergé Moondog pendant plusieurs mois à la fin des années soixante, ils partageaient le même toit et le même piano pour composer, ils ont joué ensemble avec Steve Reich et John Gibson. Il a donc en effet influencé ces gens-là. Après, lui-même ne se reconnaissait pas en la qualité de « père fondateur de la musique minimaliste ». Il y avait un coté contemporain dans cette appellation qu’il n’aimait pas parce qu’il estimait que sa musique était avant tout influencée par les canons de la musique de la Renaissance, celle de Bach, et c’était donc essentiellement ancien et pas tout à fait nouveau. Il concédait en revanche que ses procédés rythmiques étaient novateurs, mais harmoniquement et mélodiquement il était Classique.
Dans le paysage musical actuel, tous genres confondus, entends-tu des choses qui te semblent héritées de l’œuvre de Moondog ?
C’est une excellente question. De son vivant, il n’avait pas d’égal. Je dis ça en toute connaissance de cause, la musique de Moondog est unique, c’est un fait. C’est une des nombreuses raisons pour lesquelles elle est passionnante. Mais déjà, depuis les années cinquante, des musiciens évoquaient l’influence que sa musique avait sur eux, et ce d’une manière ou d’une autre. De Philip Glass à David Bowie, en passant par Frank Zappa ou Björk nombreux musiciens étaient ou sont encore fascinés par Moondog.
Aujourd’hui, quelqu’un comme Nosfell considère Moondog comme le « père de tous les musiciens ». R. Stevie Moore m’a confié qu’il voyait en lui un génie absolu (d’ailleurs, la photo de sa page bandcamp est une version de Moondog en Lego). L’adorable Colleen a rédigé il y a peu un très beau papier sur Moondog, elle et Stefan Lakatos envisagent d’ailleurs de travailler ensemble. Il y a également un bel héritage à trouver du coté du groupe Alphabet mené par le saxophoniste Sylvain Rifflet. Une influence portée en étendard avec son projet Perpetual Motion. Eshôl Pamtais, un jeune rennais que je suis beaucoup en ce moment (vous devriez en faire de même) cite volontiers Moondog également. C’est un univers très riche dans lequel beaucoup de musiciens différents peuvent se retrouver.
Si tu devais conseiller 3 disques à quelqu’un qui voudrait découvrir Moondog, ce serait lesquels ?
C’est délicat pour moi de faire un choix dans tout ça, j’aime tous ses albums. On va dire que POPnews s’intéresse à la pop, alors je conseillerais l’album Moondog 2 paru en 1971 chez Columbia. Parce qu’il mêle musique classique et pop music d’une manière remarquable. D’ailleurs, à l’époque ça n’a pas trop plu. Aujourd’hui, ces petites chansons répétitives sont considérées par beaucoup comme de véritables bijoux. « All is Loneliness », jadis chantée par Janis Joplin, sera reprise au milieu des années 2000 par Antony and the Johnsons, par exemple.
Puisque dans POPnews, il y a « news », je dirais l’album A New Sound Of An Old Instrument paru de notre coté de l’Atlantique, en Allemagne en 1979. Ce ne sont que des pièces pour orgue, avec parfois un peu de percussions. L’album démarre par des pièces quasi-pop, plutôt composées aux Etats-Unis, cela constitue la première face, la seconde est davantage classique, plus complexe, mais toujours très belle. Ces deux faces, ensemble, constituent pour moi un bon moyen de comprendre pourquoi la musique de Moondog est fascinante.
Et enfin… l’album H’art Songs, paru en 1978 sur le même label que le disque précédent. H’art Songs, c’est toute l’ambivalence de Moondog, son coté incroyablement simple ici représenté par un sobre duo piano/voix, et sa facette « compositeur de génie », capable d’imaginer des pièces remarquablement complexes comme le prouvent les contrepoints subtiles qu’on retrouve tout au long du disque. Un album qui a souvent entrainé un parallèle pas complètement idiot avec une naïveté à la Robert Wyatt.
Pour terminer, une sélection subjective de 5 morceaux de Moondog ?
1. « Symphonique #6, Good for Goodie »
Ce morceau se trouve sur l’album Moondog (Columbia 1969), l’album de la consécration sur lequel on retrouve notamment le célèbre « Bird’s Lament » ou encore « Stamping Ground » (utilisé dans le Big Lebowski). « Good for Goodie » est un hommage au clarinettiste jazz Benny Goodman. Ce morceau classique joue avec un phrasé jazz. Et en même temps, le côté mélodique est très présent en clin d’oeil à la musique populaire.
2. « Chaconne in A minor »
Jouée par la pianiste Dominique Ponty dans les arènes d’Arles la nuit du 1er août, un mois avant la mort du compositeur, ce morceau arrête le temps. Grâce et sophistication, je ne m’en lasse pas.
3. « Elf Dance »
Ce morceau pour claviers est assez caractéristique du talent de mélodiste de Moondog. Il en a composé plusieurs opus. Je ne sais pas si je pourrais expliquer ce qui me plaît dans « Elf Dance » plus que dans les autres… C’est léger, toujours simple d’apparence et ça raconte une histoire en quelques minutes. Il existe deux versions du vivant de Moondog : l’originale pour orgue et une version par Dominique Ponty, lors du dernier concert. Mon ensemble, Minisym, joue une version pour cordes du plus bel effet.
4. « Westward Ho! »
Un morceau de l’album Elpmas, un des derniers produit par Moondog et Andi Toma (Mouse on Mars), qui se trouve être mon premier achat discographique en ce qui concerne Moondog. C’est une belle berceuse pour viole de gambe sur fond de field recording, un morceau tout à fait singulier.
5. Tout le reste ? Ah ah, merci Matthieu, pour ces belles questions !