Ambiance tamisée, piano bar : « Berlin » démarre par une scène très cinématographique, presque un cliché de dîner aux chandelles dans un restaurant huppé. Ainsi commence l’histoire d’amour entre Caroline et Jim (« Oh darling, it was paradise« ). Une histoire qui revient vite au quotidien de bars interlopes (« Lady Day »), aux déceptions de la vie de couple, à la frustration (« Men of Good Fortune »). Puis, il y a la drogue, la vie décousue de Caroline, la fausse indifférence (« and me, I just don’t care at all » qui résonne de manière incroyable), les violences de Jim envers sa compagne, les enfants emmenés par les services sociaux (« The Kids » et ses pleurs d’enfants plus vrais que nature) avant le suicide de la protagoniste et une scène finale où Jim revoit la chambre où a eu lieu le drame (« The Bed ») puis rouvre, pensif, un vieil album photos (« Sad Song »).
On le voit, sur « Berlin », Lou Reed fait un véritable travail de metteur en scène, multipliant les angles (tantôt narrateur, tantôt empruntant les points de vue de Caroline, de Jim ou de voisins médisants). Il réussit également à réunir un très beau casting : Jack Bruce (Cream) tient la basse de manière impériale ; les guitaristes Steve Hunter et Dick Wagner (futurs guitar heroes de « Rock’n’roll Animal ») sont ici d’une sobriété et d’une efficacité remarquables ; on remarque aussi la présence de Steve Winwood, du batteur de Procol Harum… Bob Ezrin (qui sera plus tard aux manettes sur « The Wall » de Pink Floyd) fait office de chef opérateur et drape les chansons de chœurs, de cordes aux dissonances délicieuses (« Sad Song »). Il a aussi le talent de laisser les chansons de Lou Reed, toutes vraiment remarquables, s’exprimer (parfois très orchestrées, parfois dépouillées) et laisser les émotions transpercer (la fin en guitare/voix de « Oh Jim » est de ce point de vue très réussie).
Avec « Berlin », Lou Reed, avec sa morgue légendaire, plonge l’auditeur dans un véritable film noir, au scénario solide, aux audaces et aux points de vue subtils et à la lumière délicatement ajustée entre rock et musique symphonique. Avec le recul du temps, il paraît étonnant que cet album fort et maîtrisé de bout en bout ait mis tant de temps à être reconnu à sa juste valeur : mais quarante ans après sa sortie, « Berlin » est sans aucun doute LE chef-d’oeuvre de Lou Reed.