Loading...
Disques

Jean-Louis Murat – Toboggan

Jean-Louis Murat - Toboggan

C’était à l’aube des années 90, Jean-Louis Murat, déjà franc-tireur, apparaissait en gros plan le visage mi-flou sur un fond bleuté à la une des Inrockuptibles, alors mensuel. Il était alors déjà question d’un homme double, difficilement saisissable, à la fois animal médiatique, ambigu, provocateur, et artisan éclairé, fin connaisseur de la chose rock comme de la langue française. Le même mois sortait l’inestimable « Laughing Stock » de Talk Talk. 1991, France morne plaine. « Le Manteau de Pluie », son deuxième disque, l’installait un peu plus comme l’un des seuls remparts contre la médiocrité dans un pays que l’on n’osait pas regarder, le nôtre. Bashung multipliait les mues et n’était pas encore revenu du froid synthétique de « Novice », Dominique A bricolait encore ses premières maquettes sous combles, le rock français (si tant est qu’il existait à cette époque) se disait alternatif, bégayait l’anglais, et, aussi sincère et honorable qu’il était, ne pouvait nous toucher. Mais l’homme Murat, lui, y arrivait. Il apparaissait déjà, si l’on ne se fiait pas au vernis pop de ses compositions en phase avec l’époque, comme le trait d’union improbable entre une poignée d’auteurs français de la génération précédente (Manset en premier lieu), le songwriting sincère et dépouillé d’un Neil Young admiré depuis toujours et une certaine élégance pop (il emprunte alors à Prefab Sprout son batteur pour l’enregistrement de l’album). Si la production apparaît datée aujourd’hui (trop de références, trop de perfectionnisme ouaté), quelques titres nous éclairent encore, comme « Le Lien défait », admirable texte, léger au dehors et d’une violence sourde en dedans. En somme, le chemin se dégageait pour le Murat des villes (et ses chansons futées, artifices savants) comme pour celui des campagnes (et ses hymnes dépouillés, odes infinies à la nature et à la violence animale). L’Auvergnat bonifiera son avance sur ses contemporains jusqu’à « Mustango », publié en 1999, parfaitement épaulé par les gars de Calexico, sommet de sa première discographie. Et puis, multipliant les aventures et se délestant de dizaines, puis de centaines de morceaux, de projet pharaonique en projet sabordé d’avance faute de moyens ou d’envie, on finira par perdre vue Jean-Louis Murat, être estimable et fortement estimé (mettons de côté quelques apparitions médiatiques, écume de jours bien tièdes) dont on a aimé les œuvres et qui appartient au passé.

Le scénario est écrit mais injuste au regard de « Toboggan » particulièrement, comme des disques publiés dans la décennie 2000 qu’il faudra bien un jour réévaluer. Ce nouvel album apparaît comme l’un de ses plus bouleversants, pour la beauté des mots et des images que ceux-ci invoquent, pour l’évidence de ces compositions produites à la maison sans le soutien d’un groupe. Et si l’on convoque les fantômes de 1991, c’est pour souligner la permanence des obsessions musicales de Murat / Bergheaud depuis ses débuts : dualité, fragilité des sentiments humains, deuils de toutes sortes, observation crue d’une nature proche tantôt amie tantôt hostile. L’expression musicale se réduit à l’essentiel (contrairement à certaines de ses grandes œuvres du passé), rythmée par un orgue voyageur ou des guitares glissantes, toutes en toucher ; ponctuée par les aboiements, les voix réverbérées, le souffle du vent et celui de l’air que l’on retrouvait déjà dans « Le Manteau de Pluie ».

« Il neige », au pouls ralenti et à l’orgue fuyant, ouvre magistralement l’ensemble. « Amour n’est pas querelle » s’impose ensuite, avec son vrai faux dialogue (ou monologue à front renversé), comme un classique d’une rare profondeur. Il en est de même pour « Over and Over », hit alangui, plus improbable qu’il n’y paraît. Suit « Le Chat noir », une comptine intemporelle, magnifique de retenue, ou comment d’une voix plusieurs voix en écho tissent de micro-récits touchant à l’intime, au plus près. Puis « Belle » nous enveloppe de sa parure lumineuse, elle semble nous frôler avant de s’évanouir entre quelques présences animales, sans doute aussi inquiètes que familières. Il n’est pas possible, en épousant le cheminement implacable de ce disque, de reprendre son souffle. A l’écoute de « Robinson », on passe de la lumière à l’ombre, pour être in fine noyé dans une vague machinerie sonore qui évoque les sculptures de Jean Tinguely et leur roulis perpétuel. Où est l’habitat humain ?/ Quel est le chasseur qui m’aimait ?/ A proximité de marais / Apprends à savoir t’orienter. Prenant le contre-pied du morceau qui le précède « Agnus Dei Babe » est une ballade désabusée d’une belle simplicité qui s’appuie sur une voix qui n’a jamais semblé aussi libre. Suit le diptyque « Extraordinaire Voodoo » / « Voodoo simple », qui se répondent avec justesse, sur un canevas folk, quand le second déconstruit les motifs du premier. En forme d’aveu ou d’épitaphe rêvé, « J’ai tué parce que je m’ennuyais », s’avère être au final un vrai morceau d’autoanalyse – faussement cynique et particulièrement réussi – du musicien comme de l’homme, indissociablement liés. Dans cet asile d’aliénés pris dans cet essaim de beauté / La musique point prête à gerber / L’oeil de la bête m’a regardé / la nuit m’a lentement endormi tout jusqu’à l’éternité. Ces derniers mots résonnent encore. Le disque se referme, on a déjà envie de replonger dans ses gouffres brûlants, si loin si proches.

Hugues Blineau

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *