Tout comme David Bowie fut un jour l’homme qui venait d’ailleurs, « The Next Day » est aujourd’hui l’album qui arrive de nulle part. Qu’on juge : Bowie réapparaît le jour de ses 66 ans avec un single surprise et l’annonce d’un nouvel album, alors qu’il était donné pour décati ou mourant (un ami d’ami dut même, il y a quelques années, réaliser de toute urgence sa nécrologie vidéo). Une résurrection si parfaitement orchestrée qu’elle a fait défaillir de joie la planète des fans. Il n’empêche, le double axiome – Bowie est vivant / il fait de la musique – est un non-évènement, et on en trouve des traces évidentes sur « The Next Day ».
A quand remonte le dernier grand disque de Bowie ? « Heroes » (je m’avance). A quand remonte son dernier bon disque ? « White Tie / Black Noise » (je récidive). A quand remonte son dernier disque correct ? « Heathen » (je conclus). Dans cette rétro-chronologie du bon, si « The Next Day » ne détrône pas « Heathen », il le talonne. Bien plus convaincant que « Hours » et « Reality », il démarre sur les chapeaux de roue avec le morceau-titre qui plastronne joliment sur sa montée martiale, et trouve dès le second, le reptilien/narquois « Dirty Boys », un climax qui ne sera jamais démenti par la suite – loin d’être infamante par ailleurs. Le problème majeur réside en une production tellement du grand soir alliée à des musiciens tellement professionnels qu’ils brident tout et ajoutent à l’auto-muséification du Maître (privé de Marguerite) se citant/pastichant sans compter. Le plus flagrant reste l’intro à la batterie du sublimissime « Five Years » collée sans nécessité sur le final patapouf de « You Feel So Lonesome You Could Die », mais on peut aussi flairer Ziggy dans « Valentine’s Day », et les sueurs autoroutières de « I’m Deranged » (sa dernière grande chanson) sur « If You Can See Me ».
« The Next Day » ressemble donc à une sorte de Bowieland lustré de très près, où rien ne manque, quitte à surligner (« Heat » martelant son influence walkerienne). On sent à cet endroit, comme un remords face à la misanthropie terminale des récents Scott Walker. Il suffit de comparer « Epizootics! », presque single (en tout cas clippé) de « Bish Bosch » avec « Where are we now ? », qui orchestra la réapparition bowiesque, pour juger du gouffre séparant les deux musiciens : visions de pourritures démentes et déconstruites contre muzak fripouille à « candle in the wind » intégrée. Un monde – et si le Walker est irrespirable sur la longueur, on prend ses aises un peu trop facilement avec le Bowie qui ne vise qu’à une séduction rétrospective. Même la pochette auto-détournée et la noirceur généralisée des paroles semble capitaliser sur l’Epée de Damoclès – mort, dernier masque de l’annihilation – comme un argument marketing : « Aimez Bowie avant qu’il ne soit trop tard ! ». Bon, on s’y exerce et on y arrive en partie, n’étant aussi – en plus de tout ce qu’on a dit, hein ? – ces guitares à laideur grassouillette qui hérissent plus qu’occasionnellement. Mais soyons une fois poreux à la sincérité et l’amour qui irriguent les créations des grands créateurs (pour ne rien dire des petits ou des micro-). Si le premier mérite de « The Next Day » est d’exister, le second est d’être digne. Pour le coup, ça nous suffira.