En investissant le studio un matin du mois de février afin de plancher sur leur troisième album (suite attendue de « Too Beautiful to Work », paru en 2011), les membres de The Luyas ne se doutaient pas de la terrible nouvelle qui s’apprêtait à les dévaster : la perte d’un ami proche, événement tragique et véritable cataclysme pour cette formation plus que prometteuse. C’est donc en pleine confusion émotionnelle que les Canadiens ont engendré cet « Animator » hypnotique et sombre, œuvre profondément mélancolique mais néanmoins flamboyante. Une création aux vertus cathartiques évidentes. Si une tristesse palpable parcourt en effet les nouvelles compositions de The Luyas, on ressent clairement leur volonté obstinée de ne pas se laisser happer. A la manière de corps engourdis absorbés par des forces négatives, les chansons du groupe de Pietro Amato sombrent mais ne se laissent pourtant jamais totalement submerger.
Une fois domestiqués la légère opacité et l’aspect monolithique un rien intimidant de l’ensemble, les arrangements biscornus imaginés par Amato (parfaitement éclairés par le mixage ad hoc de Jace Lasek des Besnard Lakes) prennent tout leur sens et achèvent de convaincre de la singularité de ce groupe ambitieux, en progression permanente. Le charme opère dès les huit minutes rêveuses et éthérées de « Montuno », avant que l’intense « Fifty Fifty », premier single magnétique, ne propulse un peu plus encore l’album à des hauteurs stratosphériques. Plus loin, le vibrant « Your Name’s Mostly Water » s’appuie sur une dynamique semblable pour un résultat tout aussi accrocheur, avant que les introspectifs « Talking Mountains » ou « Channeling » ne fassent le choix opportun de la sobriété. L’audace instrumentale dont la bande fait preuve (il faut notamment citer la contribution décisive de Sarah Neufeld, violoniste d’Arcade Fire) lui permet de se démarquer nettement d’un mouvement dream-pop surpeuplé auquel on aurait pu la rattacher. Si le quintet était jusqu’ici une jolie curiosité indie-rock à la séduction progressive mais bien réelle, on sent ici que tout est plus incarné, plus évident, plus vivant. On songera d’ailleurs plusieurs fois au Blonde Redhead tourmenté de l’immense « Misery is a Butterfly » ou aux vignettes rétro-futuristes de Broadcast (le timbre fragile de la chanteuse Jessie Stein suscitant d’ailleurs une analogie assez troublante avec celui de la regrettée Trish Keenan). C’est bien à ce niveau d’excellence que les Montréalais évoluent aujourd’hui. Un peu comme si les musiciens, à l’image de leurs camarades d’Arcade Fire sur le désormais classique « Funeral », avaient su se dépasser et sublimer leur douleur pour tutoyer, sans complexe et en toute liberté, des cimes artistiques jusqu’ici inatteignables. Grand disque marqué par le deuil mais pourtant étranger à toute idée de renoncement, « Animator » transperce fièrement la grisaille et laisse entrevoir un futur des plus radieux.