Plus de deux décennies après « Laughing Stock », leur dernier album studio, l’étoile de Talk Talk brille de plus en plus haut et fort. Une copieuse double compilation et le premier livre de référence sur le groupe, portant tous deux le titre de « Spirit Of Talk Talk », entretiennent avec un certain bonheur cette dévotion appelée à croître encore.
Appelons ça un rituel : depuis 1991, à chaque nouvelle génération de musiciens, certains – guidés ou pas, hasard ou l’inverse – tombent un beau jour sur les deux derniers albums de Talk Talk – « Spirit Of Eden » suivi de « Laughing Stock » – et voient leur vie musicale et personnelle, radicalement, définitivement bouleversée. Récemment, ce fut au tour de Daniel Rossen de Grizzly Bear d’être « renversé » (sic) par l’écoute de « Spirit Of Eden ». Et avant eux, combien à avoir connu la révélation hollisienne, de Radiohead à Portishead, de Sigur Rós à Blur ? Pour ceux-là, on peut imaginer que Talk Talk représente le cas d’espèce inédit d’un groupe s’améliorant d’album en album et arrivant au final à un brelan de chefs-d’œuvre (adjoignons-y l’à part car plus accessible « Colour Of Spring ») obtenus de haute lutte en progressant dans les ténèbres et le chaos : démêlés juridiques avec leur label, EMI ; enregistrements dantesques et interminables… Parti sur les chapeaux de roue néo-romantiques à fanfreluches new-wave, Talk Talk s’est dépouillé de tous les oripeaux des modes pour accoucher dans la douleur d’un couple d’albums intemporels, savants dans leurs influences, et pourtant d’une immédiateté émotionnelle quasiment physique. Leader idéal en terme d’obstination et de perfectionnisme, Mark Hollis est devenu un héros secret et fédérateur d’autant que, muré dans le silence, aucun disque faible ou contractuel ne viendra ternir l’adoration dont il fait l’objet.
Partant de celle-ci qui va bien au delà du monde de la musique et de l’absence invraisemblable de livre sur Talk Talk, les éditions Rocket 88 ont eu l’idée du premier ouvrage de référence consacré à ce groupe plus qu’influent, tandis qu’une maison de disques, Fierce Panda, en imaginait la bande-son sous la forme d’un double « tribute album » invraisemblablement fourni (33 morceaux en incluant les bonus tracks). « Spirit Of Talk Talk », ce projet commun et conjoint, fait également la part belle à James Marsh, dont l’univers magritto-hippien, délicat et coloré, sied particulièrement bien à leur musique.
Si le fan hardcore n’apprendra rien de fondamental (Mark Hollis n’a évidemment pas souhaité se joindre au projet), l’ouvrage n’en est pas moins une excellente introduction à ce groupe dont la trajectoire reste absolument unique dans l’histoire de la pop-music, et qu’il remet pour ainsi dire en perspective. De belles légendes sont ainsi attestées : l’improvisation à la guitare du producteur Tim Friese-Greene, véritable Pollux musical d’Hollis, interrompue par la chute de l’instrument et dont les deux hommes ne garderont que ce bruit dissonant ; ou encore les sanglots irrépressibles que poussa le directeur artistique d’EMI à la première écoute de « Spirit Of Eden », disque dont la gestation avait englouti un budget faramineux pour un résultat farouchement non-commercial. On s’étonnera à ce sujet d’apprendre que contrairement à l’opinion reçue, « Spirit… » et « Laughing… » n’ont pas été des bides commerciaux, et ont tous deux figuré dans les charts anglais en assez bonne place (évidemment bien moins haut que « The Colour Of Spring » qui fut un invraisemblable carton). Les critiques d’époque ou interviews rapportées illustrent bien la cassure entre Mark Hollis et le son de son temps. Citant Chostakovitch, Satie ou Miles Davis à des interlocuteurs parfois médusés, Hollis ne pouvait qu’être révulsé par l’habillage synthétique de ses premiers disques. Et de parvenir à concevoir au coeur du système deux splendeurs absolues tout en lui tournant le dos est un tour de force et de patience qui lui vaut encore aujourd’hui une admiration sans faille de ses pairs. C’est cette partie de « Spirit Of Talk Talk » qui est peut-être la plus émouvante : le témoignage de musiciens qui évoquent le commerce intime avec ces disques qui ont changé leur vie. Beaucoup d’entre eux sont capables de nommer précisément le moment où ils ont découvert tel ou tel disque (Colour, Spirit ou Laughing), ce qu’ils faisaient, où ils étaient, leur état physique ou mental. En ressort clairement qu’il y a un avant/après les trois grands disques Talk Talk. C’est Markus Acher de The Notwist découvrant sidéré « Laughing Stock » après avoir fait écouter à des amis son deuxième album, et remettant en cause le travail accompli. C’est Jonathan Meiburg, dormant sur le sol chez un ami lors d’une des premières tournées de Shearwater, réveillé par l’intro de « The Rainbow » en même temps que l’odeur du café, et n’en croyant littéralement pas ses oreilles. C’est King Creosote confiant un chagrin d’amour adolescent et l’écoute sacrificielle jusqu’aux larmes de « Colour Of Spring ». Parfois l’impression que procure un disque est tellement forte qu’elle oblitère tout le reste : Matthias Vogt raconte ainsi n’avoir jamais voulu ou osé écouter « Laughing Stock » tellement « Spirit Of Eden » était absolu et quintessentiel pour lui. Cette passion démesurée est parfaitement résumée par Tom Fleming des Wild Beasts qui voit dans les albums de Talk Talk, « des disques courageux mais subtils, délicats mais sans affectation avec au coeur du travail de studio, la fragilité et la confusion de gens qui se battent avec quelque chose, l’étoffe de ce qu’est réellement la musique ». On ne saurait mieux dire. Ajoutons pour la bonne bouche une somme magnifique sur le travail de James Marsh et des photos rarissimes ou inédites, notamment sur les sessions de « Spirit Of Eden » (notamment une belle image de Lee Harris derrière ses fûts, éclairé dans le noir par un projecteur comme une créature sous-marine). « Spirit Of Talk Talk » – le livre – est un bel objet qui nous confirme dans notre culte définitif du groupe.
Le double tribute arrivera à la même fin mais après un temps un rien plus long. « Curaté » – cet affreux mot – par Alan Wilder, ex-Depeche Mode et fan ultime (qui se fend toutefois d’une anecdote subtilement vacharde dans le livre), son casting déçoit d’abord de par l’absence de grandes « signatures » et la présence en plus de flopées de seconds, troisièmes couteaux, voire parfaits inconnus. Après réflexion, on décèle des musiciens d’Arcade Fire, Bon Iver, The Verve sous leur nom propre ainsi que le chanteur de Grandaddy, comme si la passion pour Talk Talk était somme toute une passion privée qu’on ne porte sur la place publique qu’avec précaution. Le tracklisting de la chose semble toutefois assez impeccable, malgré l’absence de « Talk Talk » et « Happiness Is Easy ». Toutes les périodes du groupe sont représentées : « The Party’s Over » avec trois morceaux, « It’s My Life » avec quatre, » tout « Colour Of Spring » et « Spirit Of Eden » moins chaque fois un morceau, et l’intégralité de « Laughing Stock », plus deux raretés et même un extrait de l’album solo de Mark Hollis. Pas moins de cinq morceaux sont doublonnés : l’inévitable « It’s My Life », « Give It Up », »The Rainbow », « I Believe In You » et « Ascension Day » (pour notre part, le sommet définitif à la fois de leur discographie et peut-être de notre goût personnel).
Une fois pointé le hors-sujet rédhibitoire sous forme de mélasse trip-hopeuse (Zero 7, Darkstars), il apparaît rapidement que le nerf de la guerre sera la reédition des trois derniers albums. Des premiers, on isole surtout du plaisant, le charme anodin des Lovetones (« The Party’s Over »), l’étonnant dépoussiérage de « ? » tiré de la compilation « A-Sides / B-Sides » et que Jack Northover transforme en Smog-erie anémique. N’oublions pas Jason Lytle qui retrouve la pompe éteinte si touchante de « Tomorrow’s Started » avec ce son distinctif des premiers Talk Talk, les barrissements synthétiques.
« The Colour Of Spring » donne lieu de son côté à de belles réinterprétations sur le mode discret (Duncan Sheik) ou incantatoire (Lia Ices qui Austra-ise « Time It’s Time » façon Reine des Glaces). Les plus réussies nous semblent le « Give It Up » de King Creosote, une musette triste à voix de musaraigne exténuée, et la belle quoique classique relecture jazz de « April 5th » par le Matthias Vogt Trio.
Les choses se corsent avec « Spirit Of Eden » : Lone Wolf choisit la lettre plutôt que l’esprit sur un « Wealth » rendu à l’identique avec le bémol que sa voix n’atteint jamais l’émotion invraisemblable qu’y mettait Hollis, et qu’elle tutoie même le pompeux sur l’a cappella. « The Rainbow » est autrement retravaillé, notamment dans la version de Fyfe Dangerfield, Robbie Wilson et Thomas Feiner, mais la gigue finale à la Kate Bush nous semble gâcher un peu les promesses du début. Recoil – donc, Alan Wilder soi-même (avec en guest Linton Kewsi Johnson) – acclimate par force « Inheritance » à la paranoïa schizoïde du « Mezzanine » de Massive Attack, ce qui est au moins surprenant. Quant aux deux versions d' »I Believe In You », elles auraient mérité d’être fondues en une seule, l’instrumental de S.Carey avec la voix de Richard Reed Perry (et surtout pas l’inverse).
« Laughing Stock » est finalement l’album qui autorise le plus d’écarts : des instumentalisés « New Grass » – réduit de moitié – (Do Make Say Think) et « Taphead » (The Acorn) un peu flapi comme du post-rock mutique, on perd quand même l’essentiel, soit l’intensité, la couleur et le sens de l’espace. La même réduction opère sur les deux « Ascension Day » tirés vers le blues et dont le moins pire, celui des Turin Brakes en mode électro-folk, achoppe sur des vocaux assez discutables (pour ne pas dire horribles). On arrive à pas de loup à la plus belle relecture, carrément déchirante, celle que Joan As Police Woman fait de « Myrrhman ». L’original était étouffé comme un printemps sans espoir d’été, Joan Wasser y insuffle une déraison rageuse qui pointe vers le « Berlin » de Lou Reed notamment sur une coda chancelante à choeurs aussi funèbres qu’ils sont électrifiés. On ajoutera pour atteindre le brelan – en plus de King Creosote – le délicat « It’s Getting Late In The Evening » magistralement rendu par Peter Broderick d’Efterklang avec Nils Frahm et Davide Rossi, dont l’orchestration égale presque le merveilleux travail de Tim Frise-Greene sur cette face B période « Colour Of Spring ».
Trop vorace et partant dans tous les sens, cette double-compilation à longueur de quadruple album n’en est pas moins éclectiquement courageuse et sympathique.
Il en aura donc fallu du temps avant que Mark Hollis, Tim Frise-Greene, Lee Harris et Paul Webb ne soient consacrés à leur juste valeur ; c’est désormais chose faite avec ce double « Spirit Of Talk Talk » qu’on goûte globalement malgré ses défauts et ses manques. Il rappelle à notre bon souvenir que les grands disques de Talk Talk sont féconds et indépassables, qu’ils ouvrent des horizons à nos mondes parfois corsetés d’auditeurs ou de musiciens. On aimerait juste, après 14 années de silence, que Mark Hollis fasse enfin siens les mots de Beckett à la fin de « L’Innommable » : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer ».