Après Odd Future, le Raider Klan. Après Tyler the Creator, SpaceGhostPurrp. Le parallèle s’impose, de nombreux commentateurs l’ont déjà fait. Ceux-là ont beau être basés pour l’essentiel en Floride, pas sur le Côte Ouest, voici un autre collectif à rallonge qui s’est fait un nom via Internet en multipliant les mixtapes et les titres à l’arrache. Voilà une nouvelle sensation qui déborde largement des frontières habituelles du rap, au point d’être signée chez l’institution indie rock 4AD. Voici un disque qui, comme Goblin l’an dernier, était attendu au tournant et qui suscite une pluie de critiques contradictoires, les uns adorant, les autres criant à la supercherie, et personne n’étant indifférent.
D’autres points communs peuvent encore être identifiés entre les deux collectifs. Comme ses homologues de l’autre bout de l’Amérique, SpaceGhostPurrp allie le nihilisme et la provocation du vieux gangsta aux bizarreries du rap underground. Il donne dans la misogynie la plus crasse (« bébé, j’aime ton visage, tu t’en sers si bien, suce ma bite » sur l’élégant « Suck a Dick 2012 »), en même temps qu’il explore des sonorités très âpres. Comme eux, il est représentatif de cette nouvelle génération de Blacks qui, à l’ère Obama, ont abandonné les préoccupations sociales en même temps que le ghetto, pour mieux explorer leur mal-être et leurs tourments internes de jeunes Américains désœuvrés, gavés de drogues, de pop culture, de jeux vidéo, de pornographie et d’ennui.
Il y a des différences, cependant. La plus évidente, qui semble unir l’ensemble du RVIDXR KLVN et ses affiliés, c’est cette passion pour le son noir et crade d’une époque à laquelle plusieurs de leurs mixtapes font nommément référence, ce sont ces emprunts à l’imagerie morbide du Three 6 Mafia et du Memphis rap d’il y a 15 ans ou plus, augmentés d’un soupçon de lenteur codéinée dénichée du côté de chez DJ Screw. Cette spécificité, SpaceGhostPurrp se l’approprie sur Mysterious Phonk. Mais il a aussi le mérite de l’affiner, de l’enrichir, de la personnaliser. Il y développe son personnage, sa voix, sa singularité.
Ce premier véritable album a beau être, pour une bonne part, une compilation d’anciens titres distribués sur mixtapes, remixés, nettoyés, dégrossis, débarrassés de leurs scories, il est d’une extraordinaire consistance. Il démontre que le rappeur de 21 ans, auteur des textes comme des beats, a de la suite dans les idées. Tout du long, c’est la même atmosphère sépulcrale, opaque et claustrophobe, assez proche du 4AD gothique des débuts, en fait; une ambiance effroyablement poisseuse, rendue plus pesante encore par la présence récurrente de paroles répétées à la manière de mantras (« Bringing the Phonk », « Get Yah Head Bust », « Grind on Me », « No Evidence », « Don’t Give a Damn », etc.), de douloureux cris de jouissance féminins et d’un style de rap tout en susurrements.
Aucun titre ne surclasse vraiment les autres. Seuls quelques-uns se distinguent, « Mystikal Maze » par exemple, « The Black God », et le bien nommé « Elevate », où le rappeur abandonne quelques temps les murmures pour un rap plus soutenu. Mais c’est précisément le grand atout de ce Mysterious Phonk étouffant et hypnotique, qui ne révèlera sa vraie saveur qu’à ceux qui se donneront la peine de s’y immerger. D’être exactement ce qu’aucune sortie officielle ou officieuse d’Odd Future n’a été : un bel objet, un vrai concept album, un disque à écouter et à goûter en entier, pour de bon, comme le rap sait si peut en faire. En plus, pourquoi pas, des premiers pas sous la lumière d’un futur grand du hip-hop.