C’était il y a dix ans, au début des années 2000. A une époque où certains déjà considéraient que le rap était décadent, deux scènes, ou plutôt deux amas de scènes, maintenaient encore le genre en vie. A priori, il y avait peu de points communs entre le Dirty South et l’indie rap : ces deux filières s’épanouissaient dans deux géographies distinctes ; l’une venait du cœur Black des Etats-Unis, l’autre était multiraciale ; la première poussait à son paroxysme le positionnement gangsta, quand la seconde s’en démarquait par le goût de l’intime et de l’abstraction ; le rap sudiste était souvent démagogue, il visait le succès grand public, quand l’indé se complaisait dans l’underground et la confidentialité.
Les deux scènes, pourtant, avaient aussi beaucoup en commun. L’une comme l’autre étaient soutenues par une pléiade de labels indépendants. Elles symbolisaient toutes deux la provincialisation du rap, favorisant l’émergence d’artistes étrangers aux grands centres habituels du hip-hop. Surtout, chacune à sa manière défiait les routines et les dogmes du classic rap tels qu’ils avaient été définis sur les Côtes Est et Ouest, elles accueillaient des iconoclastes et des artistes aventureux. Il n’est donc pas si surprenant, en ce début des années 2010, de voir s’allier des vétérans de chaque scène sur ce R.A.P. Music, un album concocté en commun par le Dieu le Père de l’indé, le producteur El-P, et par le rappeur Killer Mike, ancien protégé d’OutKast, accompagné par deux grands noms du Sud, Bun B et T.I., sur l’épique titre introductif « Big Beast » (jaugez aussi la vidéo…).
Pour réussir cette synthèse, nos deux hommes sont revenus en arrière, vers leurs racines communes. Non plus 10 ans plus tôt, mais 20, au temps où Public Enemy alliait des textes politiques enragés à une musique expérimentale, brutale et assassine. Plus précisément, ils le mentionnent explicitement, ils s’inspirent du classique Amerikka’s Most Wanted, un album qui, en 1990, alliait déjà le meilleur des deux hip-hop de l’époque, celui de la Côte Ouest, avec Ice Cube au micro, et celui de New-York, avec le Bomb Squad à la production.
Comme l’ex-N.W.A., et comme Chuck D, Killer Mike se fait virulent et engagé sur son sixième album, pour mieux éviter les impasses où nous ont parfois menés le Dirty South et le rap indé : d’un côté un trap rap caricatural, de l’autre une posture introspective de touche-pipi. Ici, le rappeur s’efforce de remettre du sens dans le hip-hop. Il nous donne sa propre définition du mot « rap », pour lui un acronyme pour Rebellious African People music. Sans complètement renier son héritage sudiste (« Southern Fried »), et en se livrant aussi à un storytelling à l’ancienne (« JoJo’s Chillin »), il se pose comme le nouveau porte-parole d’une Amérique noire en colère. Tout à coup, le pays qu’il nous dépeint avec ses mots et sa verve habituelle ressemble furieusement à ce qu’il était en 1988-92.
Comme au temps de Public Enemy et d’Ice Cube, Killer Mike s’inscrit dans la longue tradition des musiciens noirs en colère sur le finale épique « R.A.P. Music ». Il se défie des institutions sur « Untitled ». Il nous parle de violences policières sur « Don’t Die ». Il nous offre une vue sordide sur New-York et Atlanta avec « Anywhere But Here ». Il constate les injustices du monde, en appelant à Dieu, mais sans vraiment y croire, sur un ton pessimiste et désabusé (« Ghetto Gospel »). Et pour nous ramener plus encore aux années 80, le rappeur donne à l’un de ses titres le nom du président de l’époque, un Ronald Reagan alors honni des rappeurs, nous expliquant que rien n’a changé depuis son règne, que comme l’ancien acteur devenu président, ses successeurs ne sont que les porte-voix d’une élite sourde et oppressive, qu’ils ne sont qu’une image, Obama et ses téléprompteurs en premier lieu.
El-P, de son côté, réactualise le son du Bomb Squad. Comme eux, il sonne dur et expérimental, multiplie les beats tarabiscotés, flirte avec les sons et l’abrasivité du rock, monte de savantes cathédrales sonores. On retrouve comme autrefois, mais rénové, de bonnes vieilles sirènes sur l’admirable « Untitled », des scratches dévastateurs sur le frénétique « Go! », du boom bap bizarre avec « JoJo’s Chillin », de l’electro rap syncopé avec « Don’t Die », en plus des productions apocalyptiques habituelles à El-P, tout en ruptures, en progressions ou en crescendos haletant (« Reagan », et l’apothéose « R.A.P. Music »).
L’ex-patron de Def Jux n’a pas à se forcer pour sonner comme les producteurs de Public Enemy, car c’est ce qu’il a toujours cherché à faire. Son hip-hop progressif, certes, ne lui a pas toujours réussi, comme le prouvent ses disques solos surchargés, y compris ce Cancer for Cure sorti dans les mêmes délais que R.A.P. Music. Mais cette fois, El-P sait aussi faire preuve de retenue, comme sur le « Anywhere But Here » déjà cité, ou sur « Willie Burke Sherwood », un hommage de Killer Mike à son grand-père, tous deux excellents.
Alors bien sûr, le reste du temps, notre beatmaker en fait encore 100 fois trop. Comme d’habitude, on frôle l’indigestion. Le plat de résistance « Big Beast » en est le grand témoin. De ce fait, une comparaison avec un Funcrusher Plus intouchable et infiniment plus épuré serait hasardeuse. Toutefois, cette même comparaison se soutient sans mal avec les meilleurs passages du The Cold Vein de Cannibal Ox. Et cela, parce que les instrus too much de l’ancien Company Flow ont retrouvé avec Killer Mike ce qui leur a trop souvent manqué en l’absence d’un Bigg Jus ou d’un Vast Aire : un redoutable MC.