Avec plus de quarante albums, Léo Ferré reste encore aujourd’hui le plus prolifique des auteurs de chansons français, et sans aucun doute aussi un de ceux qui a le plus compté. Témoignage de l’influence qu’il a sur cette chanson française, le nombre des interprètes ayant repris une ou deux de ses chansons est encore plus grand que celui des albums écrits et composés par cet immigré monégasque venu tenter sa chance à Paris (sans doute le seul de toute l’histoire de France à avoir fait le voyage dans ce sens). Parmi les plus récents à avoir tenté des reprises avec de belles réussites, on peut retenir Dominique A, Katerine, Jean-Louis Murat, Bashung ou encore Noir Désir. Reprendre une ou deux chansons de Ferré, ok. Faire un album entier de ses reprises, c’est une autre histoire. C’est attaquer l’Everest par la face nord… une ascension à laquelle se sont attelé quelques interprètes, avec plus d’échecs que de succès. Je me souviens de « Philippe Léotard chante Léo Ferré », dans les années 90. Un Philippe Léotard qui savait être irritant à souhait, mais sans doute un des seuls qui ait su faire un album cohérent et (presque) aussi touchant qu’un disque du grand Léo. Un Philippe Léotard qui avait su reprendre à son compte une douzaine de chansons de Ferré, y apportant la dose de lyrisme nécessaire. J’ai moins de souvenirs du plus récent « Charles et Léo » de Murat qui comme tous les autres albums de reprises de Ferré ne m’avait donné qu’une envie : re-écouter Ferré lui même.
Bref, il faut être un peu barré, un peu suicidaire, pour faire un album entier de reprises de Léo Ferré. C’est pourtant ce qu’ont fait ensemble Marcel Kanche et i.overdrive. D’un côté, un ex punk reconverti en song-writer à l’univers sombre, capable d’écrire, pour les autres, des chansons à succès; de l’autre un trio de jazz (guitare, batterie, trompette) créé pour un album hommage à Syd Barrett. Dés les premiers vers du titre qui ouvre l’album (« Epilogue »), on est saisi par la ressemblance entre la voix de Marcel Kanche et celle de Léo Ferré lorsque ce dernier parle plus qu’il ne chante. Musicalement, on est par contre à mille lieues de l’ambiance des albums de Ferré : une guitare avec une once de saturation (ou plutôt d’overdrive), une batterie très jazz, savante et subtile (qui tient également le rôle de la basse), et une trompette qui porte les mélodies. Si « Epilogue » ouvre cet album, ce n’est certainement pas un hasard. La force des mots et la puissance de l’arrangement musical de ce titre en font une introduction parfaite au monde de Léo Ferré vu par le quatuor Kanche, Gordiani, Gaudillat, Tocanne. Suit « La Solitude », un des trois titres de l’album de Ferré du même nom qui ne soit pas accompagné par le groupe jazz-rock Zoo. Un « La Solitude » ornementé ici d’une guitare et d’une trompette qui évoquent celles de Katonoma, une trompette à laquelle la voix de Marcel Kanche abandonne la dose de lyrisme que Ferré mettait dans sa voix. Tout au long de « Et vint un mec d’outre tombe », Kanche parle d’ailleurs plus qu’il ne chante, et les mélodies sont tenues le plus souvent par la trompette ou la guitare, mais aussi par la batterie. « C’est extra » devient la balade rock qu’on a toujours entendue au fond de nous. « Cette blessure » ressemble à un morceau qui aurait pu être composé par Marcel Kanche et qui aurait pu être présent sur n’importe lequel de ses albums récents. « Le chemin d’enfer » (un inédit de Léo Ferré) est juste accompagné d’une nappe musicale planante, et « Le chien » (un des plus beaux titres de l’album) est transformé en un morceau post-rock jouissif mêlé de free jazz.
Je ne sais pas ce qui a pu décider Marcel Kanche et i.overdrive à faire cet album de reprises de Ferré. Sans doute simplement l’envie de partager une passion commune pour cet artiste considéré (à juste titre) comme un des plus grands auteurs-compositeurs et poètes du vingtième siècle. Je pense par contre savoir ce qui en fait une réussite : un savant mélange entre le respect de l’œuvre originale, l’appropriation totale des titres interprétés, et l’originalité d’une interprétation à la clarté éclatante qu’ils nous offrent.