Dédoublement schizophrénique du chroniqueur : après avoir tressé la couronne de louanges que mérite le dernier Islands, nous voici à l’opposé du spectre, prêt à batailler autour et pour le « TEN$ION » de Die Antwoord, ce crew rap-rave des townships mené par Ninja et Yo-landi Vi$$er, deux créatures qui semblent sorties de « Dune ». Que nous arrive-t-il ? L’auditeur peu habitué à semblable chose ne risque-t-il pas l’infarctus devant tant de ten$ion ?
Progressons avec précaution : le point d’entrée de Die Antwoord, c’est l’image, et tout particulièrement leurs clips qui ont une identité visuelle puissante conjuguant bling-bling et recherches esthétiques autrement plus poussées : il suffit de s’en convaincre avec la vidéo de « I Fink U Freeky » co-réalisé par Roger Ballen, immense photographe que son art beckettien (poussière et suie) classe parmi les très grands artistes vivants. Que les obsessions de l’un et des autres se marient de façon aussi harmonieuse sans discrédit pour les deux parties est en soi un petit miracle.
Venons-en à la musique, notre nerf de la guerre : « Ten$ion » n’est certes pas un disque à la subtilité terrassante, mais il est, sur son créneau dance hip-hop, d’une efficacité redoutable à l’image de « I Fink U Freeky » qui implose littéralement au « Jump ! Motherfucker ! Jump » de Ninja, pas si loin de House Of Pain. On reprochera au reste de marcher sur des platebandes abondamment foulées et de ressembler à du Faithless énervé, ce qui n’est pas honteux. Mais pourquoi pas, après tout ? La moitié de ce que l’on écoute aujourd’hui vient d’hier sans décalque particulier, et personne ne s’en émeut. Le sample indien et la guitare orientale sur « Hey Sexy » sont bien trouvés. « Fatty Boom Boom » singe à peine M.I.A. qui s’était beaucoup moins bien sortie de « /\/\ /\ Y /\ », et dont les clips, eux, sont authentiquement vulgaires. Et « Baby’s On Fire » évoque une version hardcore du même titre de Superpitcher – même si les morceaux ne partagent que cela. Coïncidence ? Des white-trash afrikaans serait-il le ça d’un esthète allemand ? Ou l’inverse ?
Cette ambivalence et une maîtrise rien que moins relative des textes créent la gêne que l’auditeur de goût peut revendiquer devant Die Antwoord. Les mots sont clairement la grande faiblesse de Ninja et Yolandi. « DJ Hi-Tek Rulez » est ainsi pris en charge par leur DJ restant (Leon Botha, le plus vieil être humain atteint de progéria, est mort l’année dernière à 26 ans). Il psalmodie des immondices que la décence et la présence certaine de lectrices m’empêchent de répéter, obscénités culminant avec l’infamant « faggot » qui a fait se dresser d’horreur l’Amérique puritaine et les a conduits à se séparer de leur maison de disques. Or, Ninja a dû publiquement s’expliquer que Die Antwoord n’était pas homophobe et que DJ HI-Tek était gay (ce qui est certainement le coming-out involontaire le plus grotesque de l’histoire du hip-hop, sinon le seul). Le passage incriminé était donc à rapprocher, mettons, d’une scène célèbre – mais plus souvent évoquée que vue – de « Spetters » (Paul Verhoeven : 1980), un viol collectif homosexuel à la chute totalement décoiffante. Du rire hollando-afrikaans donc (rien à voir avec François).
Ce qui fait le prix de Die Antwoord, pour saisir la passerelle que nous tend le nom de Verhoeven, c’est cette vitalité, cette urgence, un peu bête et pas mal finaude, le tout baignant dans un humour rauque sur fond de « who cares ? ». Et puis la lascivité étrange de la voix de Minnie-Yolandi qui sied à cette musique ridiculement sexuée à la manière d’un cartoon (le fameux micro-bite, ou macro-phallus, plutôt du clip de « Evil Boy »). Sexytude éclopée en bandoulière (Harmony Korine les a filmés, Lynch rencontrés, n’en jetez plus), Die Antwoord réussit avec « Ten$ion », et quoiqu’on en veuille, le passage délicat du deuxième album.