La fratrie Friedberger est plus connue sous le nom rougeoyant des Fiery Furnaces, combo pop-à monter-soi-même réputé pour ses gymkhanas cubistes et épuisants. Mais pas que, à l’image de leur férocement accessible « I’m Going Away », dernier en date vanté un peu partout. Ici donc césure, le frère et la sœur s’offrent chacun une aventure parenthèse en solo. Matthieu bonapartise (« Napoleonette ») et Eleanor se remémore (« Last Summer »).
Et alors ? Surprise véritablement divine et disque mineur-majeur de l’année. D’une voix chaude, un peu rauque, expressive mais sans pathos, Eleanor Friedberger déroule dix chroniques sur la vacance et le désenchantement. Ses personnages écartelés entre passé et futur s’accrochent à un réel malcommode et chérissent des souvenirs fugaces de l’été dernier ou de plus loin. Certaines lignes sont admirables : « He’s ignoring me like it’s 2001 » sur notre tube underground de l’été, le bondissant et génial « My Mistakes ». Et plus encore, « I need my new phone to show me the way » sur « One-Month Marathon » qui, pour l’humeur, rappelle le « Late Night, Maudlin Street » de Morrissey transplanté dans les banlieues forcément tristes de John Cheever. Ce morceau est le plus écrit et le plus bouleversant qu’on ait entendu depuis des mois, bien loin de toutes ces pleurnicheries folkinettes à voix d’angelot qui font se pâmer là et même ici. Eleanor Friedberger ne prend pas de poses : « Le monde me blesse, car je suis une artiste ». Elle est, à la place, d’une foncière honnêteté. La nostalgie qu’elle dépeint se dissout comme une brume dans le présent et ses contrariétés, d’où l’extrême variété des atmosphères entre hommage croisé à Randy Newman et aux Talking Heads (« Heaven ») et disco-funk shaftoïde (« Roosevelt island »).
Musicalement, « Last Summer » est d’une classe folle et permanente. Les arrangements à dominante seventies rappellent un peu les Fiery Furnaces mais dans une version domestiquée et tout public, ce qui n’enlève rien à leur charme. Les percussions tiennent la dragée haute (« Early Earthquake » et sa vaporeuse coda fifties), tandis que le saxophone se fond admirablement dans la chair des compositions (« Destroyer, prends-en de la graine ! »). Sans parler de ces petits accrocs soniques générateurs de trouble (l’instrument mi-soufflet, mi-scie qui figure le vent sur « One Month Marathon », le halo tremblé de « Inn of the Seventh Ray »). Certains morceaux se révèlent au fil des écoutes (« Owl’s Head Park », « Scenes From Bensonhurst »), mais aucun n’est faible et le tracklisting remarquable de bout en bout. Se produit ce qui finalement arrive peu : on écoute Eleanor Friedberger, ses mots, ses intonations, ses hauts et bas. Elle nous parle, comme on dit vulgairement, et nous chante d’une façon légère le fleuve du temps, blessure et baume à la fois.
Simplement remarquable.