Si l’on se souvient vaguement d’avoir vu les New-Yorkais de Skeletons au festival BBmix en octobre 2009, on était passé complètement à côté de leurs albums précédents (il y en a cinq, apparemment, sortis très discrètement). Leur écoute aurait peut-être amoindri le choc provoqué par ce nouvel essai mieux distribué – ce qui, au fond, aurait été dommage, car on ne se prend pas tous les jours de telles baffes sonores. Comme « Spiderland » de Slint, « Millions Now Living Will Never Die » de Tortoise ou « Camofleur » de Gastr del Sol en leur temps, et même s’il est encore un peu tôt pour estimer sa postérité, « People » donne l’impression, sans doute aussi grisante pour ses auteurs que pour l’auditeur, de redéfinir les contours du rock, pas moins.
La filiation avec la scène post-rock de Chicago dans les années 90 semble évidente, mais ne saurait suffire à cerner la musique protéiforme, labile, insaisissable de Skeletons. Le trio étant basé à Brooklyn, il est pareillement tentant de le rapprocher de quelques-uns de ses voisins (Animal Collective, avec qui il partage le producteur Rusty Santos, Dirty Projectors, le Grizzly Bear des débuts, et surtout les inclassables Akron/Family), mais aussi de tous ces expérimentateurs inspirés par la liberté formelle du jazz, pour qui New York a été un terreau fertile depuis une trentaine d’années. La voix blanche, atone, fragile de Matthew Mehlan n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle d’Arto Lindsay sur ses albums « brésiliens ». Mais au fond, malgré tous les rapprochements possibles, Skeletons ne sonne comme aucun des groupes et artistes précités – comme aucun autre, en fait.
Même si l’on peut parler de chansons – puisqu’il y a du chant sur les huit morceaux du disque, et que les textes, entre poésie urbaine et critique sociale, sont même reproduits dans le livret –, leurs structures ne relèvent pas de l’habituelle construction couplet/refrain, mais plutôt d’une dynamique toujours mouvante qui les emmène dans des directions inattendues. Ici, la voix intervient dès les premières secondes (« No »), là elle déboule sans prévenir après une longue intro instrumentale (« Walmart… », « Tania Head »). La musique de Skeletons n’est jamais un long fleuve tranquille : variations d’intensité sonore, crescendos et decrescendos, contraste entre des passages où les pistes instrumentales s’empilent jusqu’à la saturation et d’autres beaucoup plus dépouillés (« Barack Obama Blues », grandiose), efflorescences de piano et de cordes (« L’il Rich »), effets électroniques étranges, brouillage des mélodies, ruptures de tempo… Tout cela reste pourtant éminemment audible et accessible, n’allant jamais jusqu’à l’arythmie ou la pure dissonance.
Le disque est à l’image de l’illustration de sa pochette signée par Mehlan, un collage de visages qui représente le portrait en buste d’un homme : les éléments sont disparates, puisant autant dans le math rock façon Battles que dans le folk psyché ou la musique répétitive à la Steve Reich, mais leur assemblage donne une forme toujours reconnaissable. Il y a fort à parier qu’au moment des bilans de fin d’année, on n’aura pas encore épuisé tous les détours, surprises et chausse-trapes de ce palpitant « People ».