LUKE HAINES – 21st Century Man
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Le plus grand titre de gloire de Luke Haines est aussi sa malédiction : avoir débarqué de nulle part il y a seize ans avec un disque proche de la perfection, un classique instantané. Avec ses mélodies touchées par la grâce, ses guitares effilées et son storytelling aussi économe qu’implacable, le "New Wave" de The Auteurs tranchait dans le vif et toisait de haut une concurrence Britpop que l’homme exécrait (il en a même fait un livre). Après un tel coup de maître, le Londonien semblait condamné à stagner ou à décliner, et de fait c’est ce qu’il fit, enregistrant tout de même une demi-douzaine de disques remarquables (les deux albums suivants des Auteurs, celui de Baader Meinhof, ceux de Black Box Recorder), à l’impact commercial variable. A force de chanter (sa haine de) l’Angleterre, Luke-la-plume-froide avait d’ailleurs fini par se faire oublier en dehors de son île. Ce "21st Century Man" qui vient clore une décennie en demi-teinte – l’album est sorti en novembre dernier – le rappelle donc à notre bon souvenir.
Haines y adopte une fois de plus sa position préférée, celle du tireur couché, de l’observateur détaché et souvent cynique d’un périmètre bien circonscrit (les titres parlent d’eux-mêmes : "Suburban Mourning", "Love Letter to London", "English Southern Man"…). L’homme n’a jamais été porté sur la confidence, qui déclarait en 1993 aux "Inrockuptibles" : "Il y a assez de toilette intime dans la pop, je peux faire l’effort de chercher plus loin, au lieu de me contenter d’écrire des confessions, aussi intéressantes soient-elles. Je n’ai rien à cacher, je trouve simplement plus d’intérêt dans la biographie que dans l’autobiographie."
Illustration avec deux morceaux enchaînés, "Peter Hammill" et "Klaus Kinski". Mais ne faudrait-il pas y voir un double autoportrait caché et ironique, soit d’un côté le génie plus ou moins maudit et incompris (Hammill), et de l’autre le misanthrope psychotique (Kinski) ? On peut aussi, plus simplement, rajouter ces deux chapitres au grand recueil "hainesien" du name-dropping artistique (après la Nouvelle Vague, Lenny Bruce, Chaïm Soutine, Rudolph Ventino, Kenneth Anger ou… les Rubettes), tout comme la chanson "Russian Futurists Black Out the Sun" et la pochette, pastiche d’une fameuse photo du dadaïste Hugo Ball. Quant à l’élégiaque morceau-titre, on se demande si Luke Haines (âgé aujourd’hui de 42 ans) y raconte vraiment sa vie, ou chronique simplement l’Angleterre de ces quarante dernières années, à la façon d’un Jonathan Coe ou d’un David Peace en littérature – les deux, sans doute.
Musicalement, l’album, à défaut d’être génial, s’avère de bonne tenue, partagé entre de brefs titres rock aux guitares glam un peu graisseuses et des ballades carillonnantes, réminiscentes des "Bailed Out" et "Junk Shop Clothes" d’antan. Certes, on ne retrouve pas la finesse et le mordant de "New Wave", mais dans le genre, "21st Century Man" est nettement plus digeste que le dernier Morrissey, par exemple. Sur les meilleurs morceaux, Luke Haines apparaît comme un digne hériter de Ray Davies des Kinks, à qui on l’a beaucoup comparé à ses débuts. Avec autant d’esprit, mais sans doute plus de fiel et d’aigreur. Après tout, c’est de sa faute, il n’aurait pas dû commencer sa carrière par son "Village Green".
Vincent Arquillière
Suburban Mourning
Peter Hammill
Klaus Kinski
Love Letter to London
Wot a Rotter
Our Man in Buenos Aires
Russian Futurists Black Out the Sun
English Southern Man
White Konky Afro
21st Century Man
Une édition limitée est disponible avec un deuxième CD, "Achtung Mutha".