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Kevin Cummins – Interview

KEVIN CUMMINS

Auteur en 2002 d’un somptueux recueil photographique dédié aux Smiths, Kevin Cummins propose dans son nouveau livre, "Manchester: Looking for the Light Through the Pouring Rain", édité chez Faber & Faber, de revisiter plus de vingt années de travail, aux côtés notamment de Joy Division, New Order, les Stone Roses, Morrissey, The Fall. Outre la remarquable qualité esthétique des clichés de Cummins, qu’il s’agisse des jeux d’ombre et de lumière, du cadre, du placement des sujets, de ce que les corps révèlent ou dissimulent, le caractère singulier de ce recueil – cette déclaration d’amour, dirait le photographe – est de parvenir à rétablir l’humanité de figures ayant parfois perdu leur chair à force d’être vues, regardées, scruteés, magnifiées, idolâtrées, régurgitées, marketées, surexposées, y compris par Cummins lui-même , tout en les replaçant dans leur ordre social, géographique et temporel. Avant d’être l’épicentre d’une scène rock à la vitalité se balançant tel un pendule à travers l’histoire musicale contemporaine, Manchester est une ville, la ville pour certains, avec ses rues, son horizon, sa météorologie et sa propre lumière. C’est ce que le livre montre en premier lieu. Non une ville parfaite, propre, ni la dystopie post-industrielle dans laquelle on l’enferme de temps à autre, mais un corps battant comme un homme, un organisme vivant évoluant selon un rythme unique, parfois plus lentement, parfois plus rapidement que ses habitants. Une ville parfois à l’avant-garde, parfois has-been, toujours particulière. C’est l’une des réussites de ce livre : ne pas montrer Manchester comme un cadavre froid et en putréfaction ni un mythe ou un endroit légendaire, mais comme une partie on ne peut plus réelle de notre monde, que nous sommes capable de sentir et toucher. Il ne cache rien de la misère de cet espèce de Desolation Row du nord. Il en dévoile les contours, sans honte, en revendiquant le caractère spécial. Dans ces pierres le sang des mancuniens, sur ses pavés pluvieux ces pas de marginaux dont la marche fut essentielle pour une partie de la jeunesse d’alors et de maintenant ; sous les aciéries, le ciel apocalyptique et le soleil masqué, des rêves, des frustrations, des ambitions, des douleurs, des conneries et des chimères ayant donné naissance à une des périodes les plus intéressantes, bien qu’une des plus fragmentées, du rock britannique. et il se sert de ces structures semblant coupées au couteau par les rude boys, meurtris, aux airs d’abandon, à la fois pour en révéler, une fois tous ses éléments assemblés, la beauté sépulcrale et la vitalité décadente, et pour la mettre en relation avec les personnes qui y ont grandi, respiré, aimé, souri, rigolé, pleuré, haï – et y sont morts ou pas. Ce que paraît nous dire Kevin Cummins, c’est que sans Joy Division, pour citer l’exemple le plus significatif, Manchester ne serait pas ce qu’elle est, certes, mais sans Manchester, la musique de Joy Division ne serait tout simplement pas venue au monde, du moins pas ainsi, pas de manière aussi fulgurante, mystérieuse, éblouissante, presque miraculeuse et pourtant tellement fragile. On dit souvent que ce que vous donnez à la rue, la rue vous le reprend. Peut-être Man’ a davantage donné que ce qu’elle a jamais reçu, sans, toutefois, au contraire de Londres, en tirer un futile orgueil et une ridicule vanité. A tous ces artistes photographiés, Manchester est leur cœur et leur âme, et le livre de Cummins contient à la fois son corps et son esprit.

Joy Division

John Talbot : Ce qui m’a frappé en premier en feuilletant le livre est qu’il présente chronologiquement les changements de la ville elle-même, autant que ceux des groupes. Il y a l’ère de l’Electric Circus périclitant, et la lugubre toile de fond des photos de Joy Division et des Buzzcocks. Graduellement, toutefois, on assiste aux débuts de la régénération, à l’apparition de l’Hacienda, à la disparition du vieux Hulme [NdT : quartier au sud de Manchester réaménagé avec d’immenses et horribles immeubles au début des années 60, près desquels Tony Wilson installa Factory Records]… Étiez-vous conscient d’être en train de cataloguer ce processus ?
Kevin Cummins : A l’origine, non, mais quand j’étudiais la photographie à l’université, il y avait beaucoup de changements à Salford, et je les ai beaucoup couverts. Alors quand, plus tard, j’ai commencé à photographier des groupes, je trouvais intéressant de les placer dans des paysages, plutôt que de faire des clichés prévisibles. Par conséquent, la photo du pont avec Joy Division, une des images les plus persistantes, était à mes yeux un maussade paysage neigeux de Hulme, et eux en faisaient simplement partie. Et avec le recul, évidemment, ça positionne très bien les gens dans le temps et dans l’espace. Si j’avais juste pris Joy Division en studio, ça n’aurait eu aucun sens. Ce qui m’intéressait était de pouvoir voir l’environnement dans lequel ces gens travaillaient ou à partir duquel ils travaillaient. C’est pourquoi j’ai également intégré au livre des photos des rues crasseuses de Manchester, etc. Le livre débute et se termine avec des peintures murales royales sur des pignons, et ça ferme le cercle. Quand nous allions chaque nuit à des concerts punk, nous pensions que c’était la chose la plus importante au monde, mais hors de notre cercle composé de peut-être 200 personnes, les gens peignaient des drapeaux du Royaume-Uni [N Dt : le fameux Union Jack ou Union Flag] sur les côtés de leurs maisons. Ils n’avaient aucune idée que les Sec Pistols jouaient à quelques mètres de chez eux.

Je suppose que c’est seulement visible avec le recul, mais le livre a une vraie narration, débutant avec cette petite scène et s’achevant avec des phénomènes planétaires comme Oasis.
Ouais, je suis d’accord. Je ne voulais pas que ce soit une simple collection de photographies, et cela a pris quatre années pour le réaliser. Cela m’a pris pas mal de temps pour savoir ce que le livre était supposé être. Je me suis légèrement perdu pendant que je préparais la publication, parce que j’avais environ 3 500 photographies et je devais m’empêcher de faire un A à Z des groupes de Manchester, ce que je ne voulais surtout pas. Je voulais que cela raconte une histoire, une histoire de la ville. A mes yeux le livre a une délicieuse fluidité ; lorsque vous approchez de la fin, les gens deviennent évidemment plus vieux et cela devient plus mélancolique – la pierre à la mémoire de Ian, et l’homme avec les mots "Love Will Tear Us Apart" tatoués sur le bras – et tout se tient. Je suis vraiment très satisfait par la manière dont cela fonctionne.

Vos photographies ont vraiment une cohérence, et beaucoup de vos plus mémorables clichés ne sont pas, comme vous l’avez dit, de standards photos de concerts ou de groupes ; ils ont tendance à être davantage composés et structurés. Aviez-vous le sentiment de consigner une mémoire, ou essayiez-vous de fabriquer l’image avec laquelle ces groupes seraient perçus ?
Un peu des deux, vraiment. J’étais probablement davantage conscient que les groupes d’être partie prenante dans leur processus de démythification. Par exemple, je n’avais jamais publié des photos de Ian Curtis en train de sourire. Parce que je ne voulais pas qu’ils ressemblent à cela, et ce n’est pas la manière dont ils voulaient se montrer, et ce n’est pas non plus la manière dont les gens dans la presse rock les percevaient. Ainsi, pour la photo de Ian assis contre le mur noir, j’ai mis le pardessus sur la patère, comme un calembour visuel. Parce que la presse musicale appelait alors Joy Division de la "musique de pardessus gris". On a donc placé cela juste pour se marrer. Avec New Order, nous sommes allés aux États-Unis en 83 et je me suis dit : "faisons quelque chose de complètement différent". Et je les ai photographiés séparément, des cadres serrés des visages, mais allongés contre une piscine bleue. Et soudainement c’était vivant, différent et animé. Cela les a aussi aidés à changer la manière dont ils se voyaient. Il y a environ cinq ans, je discutais de la manipulation médiatique, au Cornerhouse, avec Tony Wilson et Bill Drummond. Et je leur ai raconté cette histoire, que je n’avais jamais publié de photos d’Ian souriant. A la fin de la conversation, j’ai été abordé par cette fille me disant "donc… vous avez des photos de mon papa en train de sourire ?" Et c’était Natalie Curtis, que je n’avais pas vue depuis qu’elle était bébé ; je pense qu’elle était dans une sorte de recherche, essayant d’en découvrir davantage à propos des amis de son père et tout cela.

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