MARISSA NADLER – Little Hells
(Kemado) [site] – acheter ce disque
Lors d’un entretien avec Cameron Crowe, Billy Wilder compara un jour Marthe Keller, son actrice dans "Fedora", à une devanture de boutique suisse : tout y est bien agencé et plaisant à l’oeil, pourtant quelque chose cloche. "Little Hells" de Marissa Nadler, est dans son genre, une vitrine de magasin suisse quoique folkeux et americana à la fois. Chaque disque de Nadler semble apporter avec lui la même question : pourquoi cela ne marche-t-il pas mieux (sur nous, en tout cas) ? La réponse dans le cas de ces "petits enfers" est un rien différente qu’à l’ordinaire.
Prenons les trois paramètres : chansons, production et voix. Dressons un triangle avec ces paramètres en guise des côtés. Le triangle est-il équilatéral ? Hummm, pas vraiment. Est-il isocèle ? Hummm, loin s’en faut. Est-il sur le point de s’effondrer et de retourner à sa dimension première de ligne ? Bon, peut-être pas non plus… S’il est quelque chose de tout à fait remarquable dans "Little Hells", c’est la production de Chris Coady, qui projette dans une autre dimension et spatialise littéralement les chansons, disons "neutres", de Nadler. Dès l’ouverture, "Heart-Paper Lover" n’a rien de meilleur à offrir que le velouté de son orgue et ce son piqué en montagnes russes comme un martinet chutant du ciel et y remontant. Sur "Mary Comes Alive", une rythmique électronique et un clavier aux accents sarcastiques malmènent les choeurs vaporeux de Nadler et son groupe de bastringue. Tout est bon pour sortir le son de Nadler de l’ornière folk où il s’est complu depuis trois disques, jusqu’à mimer une intro de Radiohead sur "River Of Dirt". Du beau travail si ce n’est qu’un songwriting très morne en limite les effets. Autrement dit, les chansons ont du mal à s’imposer en dehors des amorces que Coady a tendues. On se souvient de l’appeau mais on a oublié la proie. Ce qui ne s’oublie pas facilement, c’est la voix de Marissa Nadler, avec toutefois un petit/gros bémol. Prenons un triangle (Encore ? promis, c’est le dernier) formé cette fois-ci de trois pointes : Elisabeth Frazer des Cocteau Twins, Hope Sandoval de Mazzy Star et Chan Marshall alias Cat Power. Zieutons maintenant dans le mou du triangle. Qu’y trouve-t-on, vaguement équidistants des uns et des autres ? L’organe chaloupé de Miss Nadler qui évolue entre le sobre vibrant ("Little Hells" – plutôt Hope), le hanté soutenu ("The Whole Is Wide" – carrément Chan) et les arabesques doublées ("Mary Comes Alive" – très Liz).
Tout cela est bel et bon, si ce n’est que les compositions de Nadler restent très éloignées de ses modèles sur le plan émotionnel. Même en fouillant à la lampe de mineur, on n’y trouvera pas le ravissement aéroporté qu’inspirent les trilles de Liz Fraser, ni la dépendance amoureuse rendue aussi addictive que la drogue (la toxique et irrésistible H.S. aux initiales prédestinées), ni enfin la dépossession de soi qui irrigue les chansons malades de Cat Power. A la place, une contenance réservée et des effets parfois malheureux (le hululant "Ghost and Lovers"). Mouaif.
S’il véhicule une joliesse réelle, le chant de Marissa Nadler reste à la surface de toute émotion pas trop lambda. Il y a comme un petit glaçon qui n’en finit pas de fondre dans sa voix, qui fige l’atmosphère et agace assez vite. Quelque chose d’anachronique et de puritain, de distant, voire d’un peu hautain. Sa voix ne semble pas naître de la chair mais d’un immémorial passé américain. "Je crochète des appuie-têtes au coin du feu en récitant du Emily Dickinson (et j’ai la vie sexuelle qui va avec)", semble murmurer quoiqu’elle chante cette pauvre/chère Marissa. Idéal pour servir de B.O à un hypothétique John Ford surgi du néant mais assez impropre à captiver durablement et profondément (surtout si l’on est fan des Frazer/Sandoval/Marshall).
Nos deux triangles dressés, il va bien falloir se prononcer sur "Little Hells"- titre en forme probable d’hommage à l’un des plus beaux albums des Cocteau Twins, "Heaven Or Las Vegas". Bon, c’est notre jour de bonté et on portera à l’actif de Marissa Nadler ce désir de grand vent qui agite l’autarcie où elle s’était confinée dans le genre "nu-folk". (Presque) vrai groupe, production soignée, citations chic, la musique de Nadler bouge et affiche même une vraie réussite avec "Rosary", valse languide à peine empesée aux faux airs de country. Qui l’eût cru ? Pour la première fois depuis "Yellow Lights", sur "The Saga of Mayflower May", Nadler triomphe de la règle fatale des 30 secondes (une demi-minute d’écoute sans aucune crise de narcolepsie, bien).
Reste que s’il a de jolis chocolats, le magasin suisse sent un peu l’encaustique et qu’un ou deux avalés, l’envie de vie et d’air frais nous prend. Aussi : et hop, dehors !
Christophe Despaux
Heartpaper Lover
Rosary
Mary Come Alive
Little Hells
Ghosts & Lovers
Brittle, Crushed & Tor
The Hole Is Wide
River of Dirt
Loner
Mistress