BEIRUT – March Of The Zapotec & Realpeople : Holland
(Pompeii Records / Differ-Ant) [site] – acheter ce disque
Certains disques charment autant par l’histoire ayant mené à leur réalisation que par la qualité de leur contenu musical. C’est le cas de la nouvelle galette de Beirut, "March of the Zapotec & Realpeople : Holland", faux album proposant deux parties strictement séparées que l’artiste présente lui-même comme un double EP. Au printemps 2008, Zach Condon et les autres musiciens de Beirut s’envolent pour Oaxaca, état du Mexique trois fois plus grand que la Belgique et dont la frontière sud ouvre sur l’océan Pacifique. Ils y rencontrent la mère d’un des membres du groupe, qui, en apprenant que Zach travaillait sur la bande originale d’un film mexicain, évoque l’existence dans les villages entourant la capitale de nombreuses formations dont la tradition est de jouer lors des cérémonies funéraires traditionnelles de la région. Intrigué, Zach est mis en contact avec Tomas, sorte d’homme à tout faire du coin, qui lui trouvera un endroit où rester et, surtout, lui présentera une de ces formations : The Jimenez Band. Composé de dix sept musiciens, le groupe évoque autant les chorales itinérantes de l’Europe de l’Est que les fanfares mariachis, s’inscrivant parfaitement dans le ton des deux précédents disques de Beirut et, étrangement, rendant cette nouvelle excursion un peu moins surprenante que prévue. Les musicologues ne s’en étonneront point, la musique traditionnelle mexicaine ayant intégré l’héritage des immigrants germanophones venus s’installer au pays au XIXe siècle, notamment le rythme et les sonorités de la polka.
Zach Condon a l’intelligence de laisser le groupe jouer selon ses propres codes, de leur accorder le temps nécessaire pour développer différents constrastes, respectant totalement leur manière de rentrer dans une chanson, évidemment assez différente de la sienne, de mener un thème, de casser le rythme, de renverser la mélodie. Le disque, superbe, laisse une impression étrange, comme si Beirut avait mis son talent à la disposition du Jimenez Band plutôt que l’inverse, et qu’en s’éloignant de sa géographie personnelle (la France, les Balkans), il n’avait fait qu’un très court parcours et trouvé d’anonymes musiciens avec lesquels tailler un bout de route le long du Danube. Le côté pop, "catchy", extrêmement mélodique, de "Flying Club Cup" est certes présent, mais on y sent en effet un fort désir de s’affranchir d’une méthode à laquelle Beirut est maintenant rodé. Quels sont les changements évidents ? Moins de chant, des titres moins longs, qui ne s’embarassent ni de refrains ni de couplets au sens habituel du terme, absence de morceaux épiques à la "Sunday Smile" ou "Postcards From Italy", de développement crescendo menant à un climax explosif. Les chansons partent en roue libre dès le départ, si bien que, moins qu’un enregistrement studio, on dirait une sorte de jam improvisée entre la fanfare et Beirut, la première changeant de rythme sans avertissement et le second s’y adaptant, ce qui donne à ce disque une spontanéité et un esprit bordélique des plus attachants, sans que la beauté ne soit occultée.
Le second disque, "Holland", est crédité sous le nom Realpeople, qui était celui derrière lequel se cachait Zach Condon lorsque, adolescent, il ne composait que des morceaux électroniques, et reprend l’esprit de cette période d’apprentissage qui le mena à "Gulag Orkestar" et qu’il gardait secrète jusqu’à maintenant. Beirut y préfère les claviers aux instruments acoustiques, troque le dépaysant orchestre de village pour un son cheapos, voire terriblement kitsch à certains moments ("My Night With the Prostitute From Marseille", la rigolote mais plutôt exaspérante "No Dice") et une atmosphère intimiste des plus relaxantes. Durant les premières écoutes, le contraste entre les deux parties du disque n’est pas seulement déroutant, mais passe surtout pour une impardonnable faute de goût. Une terrible erreur dont Beirut ne mesure pas les conséquences artistiques. On approche avec prudence de ces constructions sonores, évasives, oniriques, assez proches des comptines alanguies de M83 ou de Boards of Canada, particulièrement sur "Venice", avant de découvrir progressivement la présence de cuivres accompagnant discrètement une basique mélodie bontempi, ou encore une élégante trompette be-bop croisant des accords synthpop chaleureux et sucrés mis au goût du siècle par les Magnetic Fields. Passé ce premier effet, on commence donc à entrevoir la filiation entre ces expérimentations électroniques et les chansons gypsy des deux premiers LP, notamment sur la très belle "My Wife, Lost in the Wild", inspiré des titres ambient de Brian Eno. Si les tempos drum’n’bass , parfois hip hop, remplacent la guitare acoustique, l’accordéon et les cordes, la structure n’est pas tellement différente et Zach chante comme s’il s’agissait d’une poignante élégie champêtre, avec ce timbre subtil et doux qui fait une grande partie de son charme. Avec "The Concubine", le caractère électronique dominant les titres précédents s’efface devant une composition typique de la patte du jeune homme , avec cet amène petit rythme à l’idiophone à l’air enfantin, sur lequel Yann Tiersen pourrait avoir des vues.
Le paradoxe de ce faux album réside dans le fait, de plus en plus prégnant au fil des écoutes, que la seconde partie, en majorité bidouillée à la maison sur ordinateur, semble pour Beirut un pas beaucoup plus décisif, un voyage plus audacieux, que la magnifique collaboration avec la fanfare de Jimenez, et offre à l’auditeur un supérieur sentiment d’évasion et d’exotisme. S’il semble que ce ne soit qu’une manière pour Zach Condon de s’éloigner pour un temps de ses propres balises, le tournant amorcé avec "Holland" pourrait bien se révéler bien plus décisif qu’il ne l’imagine et le rapprocher d’un artiste comme Jon Brion, au point de devenir un touche-à-tout aussi à l’aise pour écrire des bandes-son impressionistes que de délicates et romantiques pop songs. Beirut, à l’image de son nouveau disque, s’affirme comme un authentique bâtard, fuyant les voies médianes et laissant chaque porte ouverte, pourvu qu’elle l’emmène dans un jardin au fertile terreau.
Julian Flacelière
A lire également, sur Beirut :
la chronique de « The Flying Club Cup » (2007)
la chronique de « Gulag Orkestar » (2006)
March of the Zapotec (Disque 1)
El Zocalo
La Llorona
My Wife
The Akara
On a Bayonet
The Shrew
Realpeople : Holland (Disque 2)
My Night With the Prostitute From Marseille
My Wife, Lost in the Wild
Venice
The Concubine
No Dice