LOVELY GIRLS ARE BLIND – S/t
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Pas évident de se payer une place au soleil dans le monde du rock instrumental, tant certains groupes ont su faire évoluer le genre au point de l’incarner. On pense notamment à Godspeed You! Black Emperor, Explosions in the Sky, Mogwai ou le Silver Mt. Zion des deux premiers albums. Si on ne peut raisonnablement enfermer ces noms au sein d’un mouvement, ces derniers ayant un esprit beaucoup trop indépendant, il est clair qu’ils ont, chacun à sa manière, creusé un sillon relativement commun : compositions grandioses, usage de machines, de collages plus ou moins discrets, grave section rythmique, guitares denses et tendues, etc. Lovely Girls Are Blind, formation française composée de quatre musiciens (David Vives, François Lamouret, Jean-Baptiste Elineau, Sébastien Dekoninck), pourrait faire partie de la même famille. Elle réussit pourtant à se démarquer de toutes ces références.
La première remarque que l’on puisse faire est d’ordre technique. Si la production n’est évidemment pas à la hauteur de certains mastodontes, elle n’est certainement pas amateuriste et, quoi qu’il en soit, sert à la perfection un album qui, sans cela, aurait pu se révéler grandiloquent, dans le mauvais sens du terme, et nuire à ses propres intentions. Le traitement sonore des chansons est d’une grande clarté, leurs textures étrangement épurées, de part en part peintes d’un grain morose, cependant hors de toute monomanie, offrant aux dix morceaux une véritable expressivité. Ainsi "Hypo", vrai titre d’ouverture, languissant, mélancolique, sorte de blues atmosphérique, qui malgré son ambiance anémique n’en demeure pas moins chaleureux. On y sent une certaine douleur, et pourtant le titre dégage une force sourde et paisible qui lui évite de plonger tête la première dans les clichés. N’allez cependant pas croire que Lovely Girls Are Blind soit une artillerie sans munitions lourdes. Il y a de quoi se sustenter, par exemple, avec la formidable tension de "Bibendum Chamallow 1", l’irrésistible montée en puissance de "Bibendum Chamallow 2", les formidables guitares bourrées de disto de "Franska" et de "Chernabog", sans oublier le jeu très intéressant du batteur, largement plus inventif que la moyenne.
"Sainte Rita", morceau de bravoure de près de neuf minutes invoque autant l’ambiance industrielle de Nine Inch Nails que les expérimentations proto-symphonique des Moody Blues ou des premiers Pink Floyd, dans un déluge de synthétiseurs s’étiolant en longues notes morbides et de guitares décapantes. Le plus caractéristique étant que malgré ce son âcre et grinçant, parfois à la limite du bruit, une clarté réussit toujours à s’exprimer dans un coin de nappe, pourrait-on dire, dissimulée derrière un rideau de distorsions qui semble vouloir écraser la mélodie sans jamais arriver à ses fins. Agressive, malingre, presque sournoise dans ses différentes ambiances, cette composotion n’en est pas moins gorgée d’accords sensibles et intelligibles, se combinant, se superposant, se répondant dans le cadre de variantes d’une seule et même ligne, par ailleurs magnifique, jouée en différentes tonalités, voyageant sous différents cieux, terribles et orageux, spendides et radieux, pris dans un mouvement ascendant comme en lutte pour ne pas se suspendre. Le paysage sonique est ainsi complexe, semblant incarner une sorte de musique d’église new age, technologique autant que primitive, les claviers clôturant la première partie, notamment, rappelant des thèmes propres au requiem tout en trahissant ses règles harmoniques, pour former une gigantesque fresque sonore qui obsède autant qu’elle met mal à l’aise.
Le disque propose également des compositions moins balisées, comme les superbes "Interlude n°1 et 2", extrêmement évocatrices, aux structures assez proches d’une fugue, rappelant les travaux de M83, ou encore le délicat tableau abstrait qu’est le titre final, "Oceans". Selon certains, Lovely Girls Are Blind n’apporterait rien de neuf. C’est aller un peu vite en besogne et se révéler cruellement injuste tant le groupe francilien parvient à conciler tout un héritage, d’ailleurs lourd à porter, avec un ton qui leur est propre. L’originalité de ce disque tient aux détails, à leur manière particulière de communiquer avec des parties plus évidentes, frontales, et de développer le tout avec grande sûreté de goût et un jeu nuancé, provoquant chez l’auditeur une gamme complète d’émotions sans rarement le prendre par la main. A lui de parcourir le chemin qu’il désire, de s’attarder sur tel segment, de se perdre sur tel sentier.
Rien de moins qu’un grand coup dans l’estomac. Extrêmement recommandé pour tous les amoureux des musiques puissantes et organiques, d’autant plus que l’album est disponible en téléchargement gratuit sur le site du groupe.
Julian Flacelière
Mies Van Der Rohe
Hypo
Bibendum Chamalow 1
Interlude n°1
Sainte Rita
Franska
Chernabog
Interlude n°2
Bibendum Chamallow 2
Oceans