DESTROYER – Destroyer’s Rubies
(Acuarela / Differ-Ant) [site] – acheter ce disque
Sorti en Amérique du Nord début 2006, ce nouvel album de Destroyer n’a abordé nos rivages qu’en fin d’année dernière, via les Espagnols d’Acuarela (succédant au label bordelais Talitres, qui avait distribué en France les trois précédents). Cette chronique devrait donc s’adresser essentiellement aux néophytes, les fans s’étant sans doute déjà procuré l’objet d’une façon ou d’une autre. Précisons-leur en passant qu’ils peuvent se dispenser du morceau bonus qui a été rajouté à l’édition européenne : un instrumental electro ambient de 23 minutes et des poussières, en trois parties (mais une seule plage, bonjour l’avance rapide…), qui témoigne davantage de l’humour tordu de Dan Bejar que de ses talents de songwriter (également à l’œuvre avec les New Pornographers et le supergroupe indé Swan Lake).
Pour le reste, "Destroyer’s Rubies" est un excellent album, dont les chansons brillent comme autant de bijoux.
Sa palette sonore prend le contrepied du précédent, malgré le recours aux mêmes producteurs (désignés par l’amusant et mystérieux sigle "JC/DC") : là où l’autarcique "Your Blues" avait été réalisé à grand renfort de synthés eighties, celui-ci est l’œuvre d’un vrai groupe – composé de musiciens fraîchement recrutés – et paraît par moments enregistré live en studio. Le lyrisme échevelé des chansons renvoie une fois de plus aux années 70, notamment au meilleur glam rock lettré, et donc à Cockney Rebel et surtout à Bowie, qu’il s’agisse de la voix outrée de Bejar, de ses "monster riffs" (ainsi crédités dans le livret) ou des glissades de piano à la "Aladdin Sane" de Ted Bois.
Mais l’énigmatique Canadien a bien trop de talent pour se contenter de copier qui que ce soit. Donnant de la voix dès la toute première seconde du disque, il prévient modestement : "Cast myself towards infinity, trust me, I had my reason" ("Je me suis projeté dans l’éternité, croyez-moi, j’avais mes raisons"). Et c’est parti pour une ébouriffante épopée de plus de neuf minutes, où des imprécations dylaniennes font voler en éclats toutes les conventions de l’écriture pop telles qu’établies par MM. McCartney, Wilson et Davies. Ce goût de la démesure, qui par le passé confinait parfois à la grandiloquence, est cette fois-ci remarquablement maîtrisé. Les guitares électriques sont encore en roue libre ici où là ("Looter’s Follies", le ravageur "3000 Flowers"), mais l’alliance des claviers, des guitares acoustiques, du vibraphone et de la trompette baigne l’album d’une douceur mélancolique extrêmement séduisante. Les morceaux sont richement ornés sans être surchargés, et chacun renferme au moins quelques secondes de pur génie, Bejar ayant visiblement trouvé des musiciens à la hauteur de ses ambitions.
Les textes, quant à eux, s’avèrent toujours aussi fascinants et impénétrables, mêlant à la façon d’un Thomas Pynchon des références à la mythologie, l’histoire, la religion, My Bloody Valentine ("Watercolours into the Ocean") ou les propres disques de Destroyer (leurs titres, du moins). Peut-être s’agit-il d’un concept album (il est question dans plusieurs chansons d’une prêtre, de peinture, de diamants, d’American Underground et de "hauts vaisseaux faits de neige envahissant le soleil"), mais franchement, le concept en question nous échappe. Le décalage entre le caractère pour le moins obscur des paroles et l’exaltation avec laquelle Bejar les chante achève en tout cas de faire de Destroyer l’un des groupes les plus singuliers de la scène indépendante, qui nous offre avec ces "Rubies" sa livraison la plus précieuse.
Vincent Arquillière
Rubies
Your Blood
European Oils
Painter in Your Pocket
Looters’ Follies
3000 Flowers
Dangerous Woman Up to a Point
Priest’s Knees
Watercolours into the Ocean
Sick Priest Learns to Last Forever
Loscil’s Rubies