PATRICK EUDELINE ET LES BEAUX GOSSES – Le Triptyque, Paris, 22 avril 2005.
Le Triptyque, salle alternative située près de la Bourse à Paris, accueillait ce soir un concert symbolique et historique, qui allait rester dans ma mémoire à plus d’un titre. Arrivant sur les lieux du crime à l’heure du concert (19h30), je vois une longue file d’attente devant les portes encore closes de la salle. Et là, le choc. Des gosses de 12 ans en veste de velours et mocassins bicolores, des gamines maquillées comme des camions volés, en fourrure cheap et chemise de soie. J’ai soudain pris un coup de vieux, la majorité du public attendant le concert dépassait rarement la vingtaine. Je n’ai pu m’empêcher de faire le rapprochement avec une des scènes de "Velvet Goldmine", où l’on voit, à la grande époque du glam, les gosses courant après leur destin dans les rues de Londres, tandis que résonne "Needles in Camel’s Eyes" d’Eno… Après 1973, 2005 ?
Il faut dire que la soirée est d’importance. Le Triptyque accueille en ce vendredi ensoleillé les Naast, nouveaux prodiges de la scène parisienne, adolescents élégants et enragés ; Madame de C***, un des fers de lance du label Future/NOW, et enfin Patrick Eudeline et les Beaux Gosses, combo structuré autour de l’écrivain-musicien légendaire. Trois générations vouées à la même cause : le Rock’n’Roll salvateur.
Arrivé dans la salle, je croise, au détour d’une porte, en vrac, les membres d’AS Dragon, Ann Scott (en veste de velours… sublime), Feelgood (ancien Bad Losers), ou encore Virginie Despentes. Tout ce que le rock compte d’élégance et de rage est dans les parages ce soir. Une gamine de 13 ans arbore fièrement un T-shirt des Stones, tandis que "Trash" des New York Dolls résonne soudain dans la boîte. Ayant toujours considéré ce morceau comme la quintessence du vrai punk-rock (décharges d’électricité stoogiennes/obsessions girls groups), je sens un frisson me parcourir l’échine. Et la soirée ne fait que commencer.
Les kids se massent devant la scène, où les Naast font leur apparition. C’est, il faut bien le dire, une expérience assez inédite pour moi. Des gosses sapés comme des milords, ça ne court pas les rues. Gustave Naast, Telecaster Steve Cropper en main, est resplendissant, veste en velours bleu nuit, foulard et chemise cintrée blanche à col long, il fait oublier en quelques secondes toutes ces années de (no) look informe et de pantalons baggy. Clod, le clavier, débarque torse nu, haut de forme à la Screamin Lord Sutch. Je ne ferai qu’entrapercevoir le batteur, Nicolas, démon multifrappeur de 14 ans, perfecto et franges sur les yeux. Laka, le deuxième guitariste, ressemble à Steve Marriott et complète le line up. Ils attaquent le set, et pendant 30 minutes (ou 45 minutes ? ou 1 heure… Dieu seul le sait), je me suis senti vieux mais heureux. Conscient qu’une autre génération que la mienne était en train de prendre le pouvoir. Le jeu de guitare approximatif mais littéralement habité de Gustave, sa voix déchirée et les morceaux nuggets qui s’enchaînent… lorsque survient le coup de génie : des claquements de mains en 3/4 profil, comme Jagger ou David Johansen. J’ai un rire nerveux en voyant tous ces gosses exaltés devant ces idoles teenage, agitant les mains en même temps que Gustave… tout recommence.
Retour au bar pour me remettre de mes émotions, tandis que Madame de C*** investit les lieux. On ne peut pas dire que leur prestation restera dans les mémoires. Il faut dire que leur esthétique "Suicide vs Métal Urbain" cadrait assez mal avec la tonalité de la soirée, davantage placé sous le signe de l’hédonisme, de la chaleur et du sexy. Si l’album "Throw it" supporte la boucle sur ma platine, sur scène, en revanche, c’est loin d’être cathartique… Je croise le guitariste de Jad Wio, avec lequel j’échange quelques mots sur le prochain album du groupe.
Dernier temps de la soirée, Patrick Eudeline et les Beaux Gosses. L’adage rock’n’rollien est le suivant : "Destroy your idols by meeting them". Le problème avec Eudeline, comme le soulignait un jour Virginie Despentes, c’est qu’il est encore plus magique en réalité que dans le mythe que je me faisais de lui. L’homme qui m’a convaincu que porter des boots et des vestes en velours était un acte aussi vital que d’écouter les disques de Scott Walker se saisit d’une guitare acoustique, et attaque seul (en gladiateur) "Sunday Marine", ode à ces villes du Nord coincées à jamais entre les étoiles et les canaux immobiles. Le groupe arrive au milieu de la chanson, reprenant le tout au vol, tandis que, se reposant sur la cadence ternaire du morceau (entre valse et blues), Eudeline chante comme s’il allait mourir sur scène. Derrière sa voix, c’est le spectre de Piaf qui hurle. S’ensuit une reprise de "Brand New Cadillac", le classique de Vince Taylor revisité façon Shamrocks, tempo qui ralentit et accélère, une chanson de strip-tease…Deux morceaux d’Asphalt Jungle, "Love Lane", ballade rythm’n’blues entre "Fever" de Peggy Lee et "Hot Love" de T. Rex, sur la thématique du romantisme junkie… et "Poly Magoo", rencontre de la vision de J.J. Schuhl avec l’absolu sonique de Spector et des Flamin Groovies. Ce dernier titre donne l’occasion au public de pogoter un coup. Deux nouveaux morceaux sont dévoilés, "Mauvaise étoile" et "La Houle", tueries ternaires que Patrick chante texte à la main, "comme Subway Sect en 77", renforçant encore la dimension poétique qui plane sur l’ensemble de son œuvre. Gothique, dans le sens le plus noble du terme. Il terminera le set sur "Boxeur sonné", en nage, à genoux, laissant un micro mort et un public en état de catatonie. Certains peuvent rigoler du jeu de guitare d’Eudeline, de son chant. Si la technique est si importante pour eux et prime sur l’émotion, sur le sentiment de danger (sur le rock, donc), qu’ils aillent voir Joe Satriani, ça les défoulera…
Discutant peu après avec les adorables Lys et Patrick Scarzello, venus de Bordeaux pour voir le phénix ressuscité, je vois Eudeline partir vers la sortie, ampli et guitare à la main, et ranger le matos dans la voiture. Car Patrick Eudeline, c’est avant tout ça. Un mythe à dimension humaine. Et Dieu fasse que le succès (qui viendra forcément, avec le nouvel album débarquant prochainement sur nos platines consentantes) ne change rien à cet état de fait, lui qui se retrouve parrain de cette nouvelle scène parisienne, qui a redonné aux gosses des raisons de courir dans la rue en hurlant et en emmerdant les vieilles badernes. Avec "The Kids are Alright" dans la tête. Forcément.
Frédéric Antona