THE SUGARPLASTIC – Will
(Tallboy Records)
Vous vous êtes peut-être demandés, un jour, comment le mouvement brit-pop du milieu des années 90 avait fait pour enfanter un si spectaculaire ramassis de groupes pue-la-sueur, forts en gueule et d’un conservatisme à faire frétiller Miss Maggie Thatcher herself. La réponse était en fait simple : tout ce que l’Angleterre détenait alors de finesse d’esprit, de musicalité et de pouvoir euphorisant fut secrètement mis sous la coupe d’un trio pop de Los Angeles, qui en fit un prodigieux usage. En deux albums merveilleux ("Radio Jejune" (1995) et "Bang, the Earth is Round" (1996)), les Sugarplastic du fascinant Ben Eshbach semèrent ainsi au vent plus d’idées singulières et de mélodies inoubliables que la majorité de leurs contemporains britanniques réunis. La mode de ce type de pop révolue, et le triste renvoi du groupe de chez Geffen nous avaient conduits à intégrer celui-ci au rang des affaires (injustement) classées. D’où la première et exquise surprise de le savoir aujourd’hui de retour, surprise vite surclassée par celle du constat de la forme même de son come-back : 7 singles uniquement disponibles en vinyle en 2004, et un album-CD en 2005 ! Scission discographique qui témoigne d’une étonnante liberté d’action, mais se révèle aussi être davantage qu’une coquetterie. Pour résumer, les chansons parues en simples l’an passé sont du Sugarplastic "à l’ancienne", mélodies pop enjouées se suffisant à elles-mêmes. Mais Ben Eshbach tenait aussi à publier un véritable album, conçu comme une œuvre insécable où chaque note et mot ont leur raison d’être. D’où ce "Will" – Will pour William Cooper Glenn, musicien influent de la scène indie Angeleno (de Rain Parade à Mazzy Star) décédé en 2001, ami intime d’Eshbach. Aussi comprend-on dès l’ouverture du paquet fraîchement arrivé de Californie que le cadre vide de portrait qui orne la pochette de cet album n’est pas tant le fruit des penchants surréalistes d’Eshbach (le précédent lp, "Resin", avait pour devanture un fameux tableau de Magritte) que l’expression imagée du vide par lui ressenti suite à la perte d’un être cher.
Le disque démarre par "What The Boy Said", pièce de 5 minutes conçue telle une poupée russe – une promenade pop guillerette contrariée par une voix trafiquée de vieille dame, elle-même chassée par une tornade d’élecricité galeuse aussi inattendue que jouissive – dont il est difficile de décrire l’effet soudain et violent qu’elle produit sur l’auditeur. En tout cas, cette rampe de lancement génialement ambiguë insuffle d’emblée la sensation de détenir un disque pas ordinaire. Elle permet aussi au groupe d’embrayer sur deux bolides électriques d’une classe folle : "The Runaround" aux guitares et voix trempées dans des cuves de mercure de la "Planet Of Sound" des Pixies, et "Very Stereo", valse rhythm & blues improbable, au phrasé étonnamment hâbleur d’Eshbach qui, à ce stade du disque, semble s’être vidé de ses idées les plus noires. S’ouvre alors soudainement le cœur de l’album, qu’on ne saurait décrire autrement qu’en une suite de chansons vespérales, comme suspendues, toutes plus belles et singulières les unes que les autres. Définitivement, Eshbach ne compose comme personne. Pas même comme son modèle Andy Partridge, qu’il aborde presque ici à rebrousse-poil : tandis que le leader d’XTC aime à innover tout en restant dans le strict schéma couplet-refrain-pont, lui chercherait plutôt à faire fi des canons usuels de la chanson et créer des ensembles aux architectures inédites mais toujours catchy, le tout transcendé par une science de l’arrangement et de la dynamique sonore que même XTC n’est que rarement parvenu à faire sienne. Tour à tour, les évocations d’une troublante et ingénue de nos compatriotes ("The Bodice Of A Young French Girl" et ses "ouhlàlà" bouleversants), d’un moissonneur patibulaire ("The Harvestman") ou d’une figure mythologique ("Hecate") sont prétextes au déploiement de vignettes mélodiques touchées par la grâce, mais aussi régulièrement fissurées – ici une distorsion de voix, là un assombrissement mélodique soudain se chargent de rappeler avec pudeur la gravité de l’enjeu initial du disque.
L’alchimie magique des sieurs Eshbach, Geller et Cunningham atteint son paroxysme à la plage 10 avec "My Heart Lately", monument de délicatesse quasi-symphonique que le disque semble appeler dès le début et qui laisse à genoux. Comme équitablement conscient des beautés qu’il vient de créer et de l’impuissance de celles-ci à faire revenir sur terre son copain, Ben Eshbach y déclame : "à quoi servent, au fond, tous ces contes de fées ? Ils sont la seule chose que nous ayons jamais apprise, connue et transmise". Un dernier titre instrumental logiquement nommé "Will", tout en notes bleutées, ferme le banc. William Cooper Glenn peut reposer en paix : le disque qui porte son nom (et ressemble fort à un récit en creux de son existence) est de ceux qui marquent une vie d’audiophile, dont chaque écoute laisse pantelant de plaisir, de joie et de tristesse mêlés – en d’autres termes, un pur chef-d’œuvre.
Julien
What The Boy Said
The Runaround
Very Stereo
Underwater
Autumn All The Time
The Bodice Of A Young French Girl
Hecate
The Harvestman
Jesus Is His Name
My Heart Lately
Will