MATT BAUER – Nandina
(Autoproduction)
C’est une question que je me pose à l’écoute recueillie de tels disques : mais pourquoi être fasciné – voire obsédé – par cette antique folk-music made in USA et ses ascendants et descendants divers (oldtime, honkytonk, country & western, bluegrass, singer-songwriters, americana) ? Se poser une question aussi théorique pour une musique qui se livre de façon brute et sans discours pré-mâché semble futile et pompeux. Mais l’occasion est trop belle avec ce magnifique "Nandina" de faire le point sur la fidèle relation amoureuse entre le chroniqueur et les vieilles lunes de cette "vieille et bizarre Amérique" (dixit Greil Marcus dans "Invisible Republic"). D’emblée, dès "Window Hill", on est hanté par ce banjo antique et cette voix rauque et intimiste, en droite ligne des ancêtres montagnards des Appalaches des années 30. Et on tient là un premier élément de réponse : cette musique, elle existait avant la naissance de Matt Bauer (l’oldtime music de Dock Boggs, Clarence Ashley, la Carter family), elle existe toujours de façon réactualisée (Freakwater, Richard Buckner, Iron & Wine, Jolie
Holland, Granfaloon Bus, Stan Ridgway) et elle sera certainement encore là longtemps après que nous aurons tous cassé notre pipe. Elle reste austère, mélancolique, primitive, répétitive, hypnotique. Elle échappe au flux et reflux des tendances dites actuelles – et c’est peut-être aussi ce qui la rend si profonde et mystérieuse. Faussement simple. Comme disait Bob Dylan "La musique folk est toujours bizarre", paradoxalement limitée mais riche. Pour autant Matt Bauer – originaire du Kentucky mais résidant à San Francisco – ne prône pas de retour au bon vieux temps des communautés rurales autarciques. L’instrumentation, plus variée que ce que l’on aurait fait à l’époque des pionniers (guitare électrique, cordes, orgue, percussions étranges) et la thématique du disque (une narration allusive parsemée de détails personnels – relations à vau-l’eau, questionnements intimes, géographie mouvante) ancre "Nandina" dans un monde bien contemporain D’où le deuxième élément de réponse : cette musique participe d’une mythologie typiquement américaine, qu’elle soit collective (la violence latente, l’espace ouvert, la frontière en perpétuelle évolution) ou individuelle (les destins sans éclat et pourtant singuliers de personnages à la Raymond Carver) – source d’exotisme toujours fascinant pour l’Européen coincé dans son histoire et son espace. Enfin, dernier élément de réponse : "La vraie country music c’est trois accords et la vérité" disait Harlan Howard. Et, en ces temps de contrefaçon musicale, Matt Bauer et les artistes cités ci-dessus (même s’il existe, comme dans "La nuit du chasseur", de faux prophètes) disent la vérité – sur eux-mêmes, sur leur vie et le monde qui les entoure. Une vérité pas toujours agréable à entendre ("When I’m without my drug I’m a sunfish spilling it’s knifed open gut" sur "Cold Valley Rain" par exemple) : dans ce folk fondamentalement amoral, les menteurs, les alcooliques, les désespérés, les dérangés sont plus nombreux que les vertueux, les culs bénis, les optimistes… Même si en définitive Matt Bauer n’invente rien, il apparaît comme le digne héritier de cette longue lignée de prêcheurs folk, de ces passeurs d’une parole vivante, de ces témoins de la face cachée de l’Amérique. Depuis le "Revelator" de Gillian Welch, je n’avais ressenti un tel frisson. Le souffle de la vérité et de la beauté, pour utiliser des gros mots. Ou simplement l’oeuvre d’un homme – humble, juste, sincère – qui nous redonne temporairement confiance en l’Amérique. Pas celle, arrogante et impériale, de CNN – celle, bizarre et tordue, des suburbs désolés et des campagnes oubliées.
Laurent
Window Hill
Water Moccasin
Western States
Nothing That You Like
Cold Valley Rain
Triangle Mountain
Looking For Strays
First Dust (Part 2)
Sand in Your Boots
Clay’s Ferry Bridge
Jordan in Plastic Bag