MORRISSEY – Le Zénith, Paris, le 22 novembre 2004
On connaît l’histoire de ce jeune Mancunien des années 1980 qui, dans un coin de sa chambre, a écrit des chansons qui ont bercé, quelques années plus tard, des générations de coeurs solitaires. Dans le cocon de l’adolescence, on a, nous aussi, chéri cette pop élégante et racée, ces chansons intimes qui, pensait-on, ne parlaient qu’à nous. On se doutait bien que, quelque part, d’autres personnes chérissaient le même artiste, mais on ne savait pas qui, et on ne voulait pas savoir.
Et puis un lundi de novembre, on se retrouve parmi eux, cette mystérieuse armée d’anonymes, ces inconnus qu’une passion commune rapproche… et bientôt, éloigne. Ouvrons les yeux : ces frères et soeurs d’armes, ces compagnons de nostalgie, n’ont rien de commun avec nous. Certains singent le look de Morrissey, clones pathétiques. D’autres brandissent des bouquets de glaïeuls, clin d’oeil éculé au Morrissey, période Smiths. La première partie, assurée par un "suedehead" nommé James Maker, passe dans l’indifférence générale. Encore un de ces artistes médiocres dont s’entiche, inexplicablement, l’ex-leader des Smiths. Lorsque ce dernier arrive enfin, c’est accoutré en prêtre, sur les premières notes d’"How soon is now", tandis que son nom s’illumine en lettres géantes au fond de la scène. Frisson garanti.
La suite se gâte, hélas. Morrissey est impérial, charisme et voix intacts, mais le son du Zénith s’avère, une fois de plus, désastreux. Les musiciens, curieusement habillés en kilts, voient tous leurs laborieux accords réduits en une bouillie sonore, où le la sonne comme un do, le mi comme un ré et le fa comme un si. Ou l’inverse. Dans cette mixture inaudible, on reconnaît tout de même quelques titres des Smiths ("Rubber Ring", "November Spawned a Monster", "Last Night I Dreamt that Somebody Loved Me", "Bigmouth Strikes Again" et, en rappel, "There is a Light that Never Goes out") et beaucoup d’extraits du dernier album, faces B inclus. Heureuses faces B ! La fosse ne les connaît pas toutes par coeur, ce qui nous laisse quelques moments pour entendre la voix de Morrissey. Car un concert de Morrissey, on l’apprend à nos dépens, c’est surtout l’occasion d’entendre ses fans. Toutes ces admirables chansons, délicates, pures, qu’on croyait de nous seul connues, les voilà hurlées, massacrées en choeur par la foule adoratrice. Pas de communion d’esprit, ici, pas d’élan générationnel, juste un troupeau bêlant "Everyday is like Sunday", faisant voler en éclat la fragile amertume de la chanson. Dans ce karaoké géant, le Zénith résonne comme un stade de foot et le public a des allures de kop de supporters, avec cornes de brumes, bières et crampons. Aucune tenue, aucune pudeur. Cette fille seule, là, qui se tenait sagement à côté de nous avant le concert, là voilà qui lève ses bras au ciel pour un oui, pour un non, qui braille "Morrissey!", vous bouscule et vous crève les tympans. Et cette autre qui s’époumone et sautille lourdement sur "Bigmouth Strikes Again", fait les essuie-glace avec ses bras puis se dandine grassement dès que le tempo ralentit. Grotesque. Hypnotisé, on en oublie presque la scène. Par chance, Morrissey houspille son public, brocarde les fans et, moqueur, imite l’accent français. Sans ses pirouettes ironiques, le Zénith nagerait en pleine guimauve, en pleine célébration druckerisée du dieu Moz. N’empêche, lorsque les lumières se rallument, la fille au T-shirt Morrissey, se retourne vers ses amis, dégoulinante de sueur, radieuse. Sûr, le concert lui a plu : une bonne suée, son dieu à quelques mètres, ses tubes préférés joués à fond les ballons, que demander de plus ? Nous, on aurait souhaité plus de douceur, plus de retenue, moins de cris. Car qu’ont-ils vu et entendu, ceux qui ont braillé pendant l’heure et demie jusqu’à couvrir la voix de celui qu’ils étaient venus applaudir ? Une idole, un souvenir, un poster. Mais en aucun cas, un artiste vivant. The world is full of crashing bores…
V