BRIAN WILSON – L’Olympia, Paris, Le 14 mars 2004
En ce dimanche 14 mars, à une heure du premier passage de Brian Wilson sur une scène française depuis 1980, l’Olympia paraît désert. Il faut bien l’immédiate force de persuasion du lettrage rouge flashy "Brian Wilson" pour balayer toute crainte d’annulation de dernière minute. Un peu comme dans les salles et stades britanniques, la foule ne garnit véritablement les sièges de feutre rouge que dans les 15 minutes précédant le début du show, et il est à ce moment là assez facile de détailler la composition de ladite audience : un tiers de fans étrangers (italiens, allemands, anglais, américains), un tiers de fans français (dont les membres de l’excellent forum petsounds-fr), et un tiers de VIP/rock-critics – citons en vrac Etienne Daho, Pierre Lescure, Dave, Frédéric Beigbeder, Jil Caplan, Francis Dordor, Olivier Nuc, Stéphane Davet, Laurent Chalumeau, ou encore Christophe Conte.
Le deuxième rang où nous étions, mes parents et moi, révèlera très vite ses inconvénients, mais avant le début du concert, nous distinguons clairement caché sur la droite de la scène, mais oui, Brian en personne, assis et totalement immobile, scrutant fixement les premiers rangs de la salle.
19h30 : le groupe monte sur scène et, sans prendre possession immédiatement de ses instruments, se positionne sur la droite de la scène en arc de cercle autour de Brian, muni juste de quelques guitares sèches et bongos voués à recréer l’atmosphère détendue de l’album "The Beach Boys Party" (1965). L’idée est bonne, le problème est qu’avec le dispositif massif qui trône au devant de l’estrade et qui tiendra lieu de siège/clavier à Brian plus tard, nous ne voyons pour ainsi dire rien, si ce n’est l’arrière-train de quelques musiciens. Niveau son, en revanche, l’acoustique est parfaite et mes craintes en ce domaine immédiatement dissipées, la version a capella qui ouvre le bal de "And your Dreams Come True" est merveilleuse, et la suite de ce mini set tout autant (ah, "Please let me Wonder", "Good Timin"). Au prix d’un torticolis, je parviens enfin à distinguer Brian Wilson au milieu de tous ces jeunes gens et c’est peu dire qu’il semble tenir une petite forme : le cou recouvert d’une énorme écharpe, en bas de survêtement et tennis noires, le visage crispé, tout porte à croire qu’il aurait préféré rester sagement alité. Sa voix est enrouée, et l’on apprend par des gens présents à Amsterdam la veille qu’il est, effectivement, malade.
Cet amuse-bouche de haute tenue consommé, le groupe prend enfin place, accompagné par un ensemble de cordes suédois, et frappe d’entrée très fort avec "Sloop John B.", qui provoque un tonnerre d’applaudissements dans la salle, et marque le début d’une série de titres finement choisis sur l’ensemble de la carrière de Brian et des Beach Boys qui tous, les uns après les autres, vont sidérer par le génie de leur interprétation, leur incroyable richesse instrumentale parvenant à reproduire sur scène et en temps réel des morceaux qui nécessitèrent jadis des mois de peaufinage au jeune Brian. "Time to Get Alone" est incroyable, même le "DEEEP & WIIIDE" et l’envolée de cordes en sont. "God Only Knows", d’après témoins l’une des plus belles versions de toute la tournée, est hélas entachée en toute fin d’une grosse quinte de toux de Brian, lequel commence toutefois à se dérider progressivement : sortant sa blague du briquet, lançant pour rire une chanson traditionnelle américaine, on le voit même sourire à une ou deux reprises. "Soul Searchin" est énorme, comme la version de Solomon Burke, "California Girls" itou, mais les tout derniers titres de cette première partie affichent en revanche un surcroît de lourdeur : "City Blues" et "Sail On Sailor" passent plutôt bien la rampe, mais l’instrumental "Pet Sounds" est prétexte à une jam batterie/cuivres assez déplacée et "Marcella", étiré et déjà pas très intéressant, est un peu pénible.
Entracte. Puis débute donc en forme d’incantation recueillie ("Our Prayer")… Smile ! (Look ! Listen ! Vibrate !). Comment décrire précisément les impressions que provoquent ce "Smile", monté en 1967 et enfin incarné dans son intégralité supposée ? Le plus simple est d’avouer que sur tous les plans, cela enfonce totalement le concept "Pet Sounds" joué en entier. On peut en reprendre la set-list intégrale histoire d’en connaître les grandes lignes, les morceaux marquants, mais cela n’offre qu’un infime aperçu de la construction du set. Comme de nombreux morceaux de Smile n’excèdent pas la minute de musique, la plupart sont donc enchaînés les uns aux autres, par le biais de jonctions recomposées tout fraîchement, et séparés en trois mouvements distincts, des motifs réapparaissent au fil du set sous d’autres formes (d’abord avec les cuivres, ensuite les cordes), si bien que la construction d’ensemble est d’une précision diabolique, mais aussi d’une fluidité et d’une harmonie déconcertante. Au milieu d’instrumentations ahurissantes de beauté (clavecin, cordes, percussions, cuivres, bruits concrets) la voix, l’attitude crispée et le visage ridé de Brian offrent un décalage saisissant, qui ne font toutefois pas oublier qui a créé de toutes pièces cette musique (Brian ferme souvent les yeux et fait des moulinets de bras de chef d’orchestre) et ne nuisent pas à la beauté surréelle des "Heroes & Villains", "Wonderful" ou "Wind Chimes". "Cabin Essence", de loin pour moi le plus vibrant moment d’extase de toute la soirée, voit même Brian chanter de mieux en mieux et guider un cheval imaginaire au son de "Who ran the iron horse". "Surf’s Up" lui est par contre vocalement fatal. On note certes chez le groupe une tendance à dédramatiser la folie originelle de Smile (la musique et les paroles de Van Dyke Parks la traduisent suffisamment à elles seules), à davantage insister sur ses aspects burlesques : les violonistes suédois brandissent carottes et poireaux sur "Vege-tables", et revêtent casques et tenues de pompiers sur le dissonant "Fire", le tout dans des mimiques qui n’incitent pas franchement à la mélancolie.
Au terme du mouvement dit de la "Suite des Éléments" surgit, monumental, "Good Vibrations", dans sa version d’origine, soit sans les paroles de Mike Love, mais toujours avec theremin, orgue, voix divinement entrecroisées (Jeff Foskett, le massif guitariste planté sur la droite reproduit très justement depuis le début du concert les parties aiguës de feu Carl Wilson), et final explosif qui laisse l’Olympia en délire.
Encore dur de réaliser ce que l’on vient de voir, d’écouter (et à quel point l’on vient de "vibrer", pour compléter le triptyque).
Le premier rappel, en roue libre mais assez jubilatoire, offre une belle enfilade de surfin’ hits, Brian prend même symboliquement sa basse et en joue (pour de faux ?) sur "Fun, Fun, Fun" et "Surfin’USA", Pierre Lescure applaudit vivement, et l’on se dit fugacement que la gouaille intacte d’un Mike Love ne serait peut-être pas de trop sur ces titres. Le groupe s’en va à nouveau, puis laisse à Brian, enfin détendu et manifestement pas mécontent de voir cette tournée de se finir, le soin de dédier aux victimes de l’attentat de Madrid une version épurée (et remarquablement chantée) de "Love & Mercy", dont le dépouillement, la mélodie et même le texte accomplirent la prouesse de coller avec autant d’à-propos à la personnalité de Brian qu’au contexte international douloureux. Puis fin, et rideau sur une tournée qui, si elle n’avait peut-être pas un impact émotionnel aussi fort que celle de 2002, pour qui avait eu la chance d’assister au "Pet Sounds Tour" (et encore : c’est vraiment pour chipoter), laisse 10 jours après la tête toujours pleine d’étoiles, et la nette impression d’avoir été le témoin d’un instant hautement privilégié.
Julien