MERRIMENT
Downtown est quasiment désert à heures du soir. On marche à l’ombre des buildings. Quelques voitures qui passent et le ronronnement sourd des ventilateurs qu’on imagine géants mais qu’on ne voit pas. L’orage de l’après-midi a lavé les rues qui n’en demandaient pas tant ; dans cette partie de la ville il est aussi improbable d’entrevoir un papier gras que de tomber nez-à-nez avec avec un grizzli albinos. La propreté y est clinique.
L’avantage de se pointer – par erreur – une heure et demie avant le début d’un concert, c’est qu’on augmente sacrément ses chances de rencontrer ceux qu’on est venu écouter. D’autant plus que le Zephyr Club n’a pas trop fait d’effort de publicité pour ce concert, donc pas grand risque de se perdre parmi la foule. Le temps par conséquent de papoter avec les très sympatiques Willard Grant Conspiracy et – petite joie – de se glisser dans la salle lorsque Vic Chesnutt et Kristin Hersh font leur balance. Il y a quelques chose de troublant dans ces guitares qui s’accordent et ces voix qui se lancent devant une salle vide, les bambins de Kristin et le barman rinçant ses pintes pour seuls témoins.
Les Willard Grant Conspiracy sont là en trio. Une guitare, un violon, et une voix. Sur disque, ils ne sont déjà pas du genre à en rajouter, et ce concert leur permet d’aller encore plus au coeur de ce qui fait la beauté de ce groupe. Impressions, soleil couché. Pas une chanson sans qu’on ne voit une porte s’entrouvrir sur une chambre sombre, qu’on ne frémisse à la sensation du courant d’air qui fait onduler le rideau. Ailleurs, une feuille morte qui tombe au ralenti. Des chansons conçues comme les séquences d’un film tourné entre chien et loup, éclairé à la lune. Tout ce dénument pourrait vous glacer les sangs et vous coller le bourdon sans l’élément central de cette petite musique de nuit : la voix de Robert Fisher. Une voix qui vous attire sans mentir, sans effet. Une voix profonde et chaude, qui s’éteint dans un vibrato minimal. Une voix et une musique qu’on déguste lentement, et pour longtemps encore.
Quand Kristin et Vic montent sur scène, on se demande bien où ils vont nous emmener. Comme dans tous les mariages parfaits, on se partage les tâches. Chacun son style.
Kristin dévale les accords sans heurts ni erreurs. Vic plaque de sales riffs à vous cingler la peau. Elle, dont la voix s’enroule autour des volutes de sa guitare sèche. Lui, qui chante entre deux jets électriques des mots qu’on apprécie pour chaque syllabe ponctuée par le défibrilateur qui lui sert de Fender. Là où Kristin déroule ses chansons au millimètre, alliant fluidité et tension, Vic laisse battre le temps à sa guise. Il laisse la distorsion se perdre, et après le silence lâche les mots qu’on n’entend pas ailleurs. Que la poésie du verbe nous emporte ou bien qu’on s’immerge dans ce qu’il représente de fracas et de souffrances, on n’échappe pas à cette voix. On déguste chaque « b » de ce « the bubbliest bubble bath/broke down on the bank » lorsqu’il nous offre cette version très calme de « The Gravity Of The Situation ». Un titre emblématique comme « Strange Language » subira le même traitement, avec des accords à peine féroces sur le refrain que l’on connaît par coeur. Entre les titres, Vic Chesnutt se délecte de son petit jeu favori : écouter les réclamations de la salle, puis démarrer un titre pour s’arrêter au bout de quatre accords. Petites facéties qui ne l’empêcheront pas d’aller glaner des titres dans toute sa discographie, comme « Lucinda Williams » (West Of Rome), « When I Ran Off And Left Her » (Drunk), ou « Scratch, Scratch, Scratch » (The Salesman And Bernadette) qui s’ouvrira sur une petite variation dont le bonhomme a le secret (« scratch, scratch, scratching my balls !… »).
On aurait aimé entendre plus de titres joués en duo par Vic et Kristin, mais on doit se contenter d’un « Your Ghost » en guise de final, où Vic se prend pour Michael Stipe et élève la voix en regardant au ciel. Il ne nous reste plus qu’à patienter jusqu’à la sortie de la prochaine réjouissance de Vic Chesnutt, justement nommée « Merriment ».
Philippe Garnier